PSYCHANALYSE & PEINTURE
La peinture et l'impouvoir
Depuis le recensement monumental fait par Venturi sur l'œuvre de Cézanne, on a coutume de distinguer dans celle-ci quatre périodes : sombre, impressionniste, constructive, synthétique. Liliane Brion-Guerry reprend cette analyse à son compte, mais elle la dramatise deux fois. Tout d'abord, elle montre que ce qui motive cette odyssée plastique, c'est la recherche d'une solution à un problème également plastique : l'unification du contenu spatial, l'objet représenté, et de son contenant, l'enveloppe atmosphérique. En second lieu, elle suggère que ce désir d'unité plastique, en s'accomplissant dans les quatre grandes matières susdites, reproduit ou du moins réactive les principales conceptions de l'espace apparues dans l'histoire de la peinture : espace mouvant à plusieurs points de fuite, comparable à celui de la peinture antique, dans la première période (1860-1872) ; dans la seconde (1872-1878), dite impressionniste, espace de type italo-hellénistique où les plans lumineux ne parviennent pas à s'intégrer en un système cohérent ; espace au contraire trop construit, trop « serré » de la troisième période (1878-1892), qui suggère un rapprochement avec celui des primitifs romans ; enfin, lors de la dernière période, de 1892 à la mort en 1906, redécouverte sinon de la perspective du Quattrocento, du moins d'une expression de la profondeur analogue à celle des baroques ou, mieux encore, des aquarellistes de l'Extrême-Orient.
Ainsi l'œuvre de Cézanne, dans son déplacement, condenserait presque toute l'histoire de la peinture, du moins l'histoire de la perspective ; ou mieux encore : l'histoire de l'espace peint. Or il faut à cet égard noter deux choses. D'abord, si tel est le cas, on le doit à une incapacité originaire, à un manque qui ne cesse de relancer d'étape en étape l'investigation plastique : l'incapacité chez Cézanne de voir et de rendre l'objet représenté et son lieu selon la perspective classique, c'est-à-dire selon les règles de l'optique géométrique et les techniques de mise au carreau établies par les « perspecteurs » entre le xve et le xviie siècle. Cette incapacité éclaire déjà une première énigme : pourquoi Cézanne n'a pu rester impressionniste. Comme l'a montré P. Francastel, la lumière impressionniste a beau décomposer l'objet en substituant le ton aérien au ton local, l'espace où flotte cet objet dissous reste en principe celui du Quattrocento, c'est-à-dire celui de la représentation. Quand on confronte (Brion-Guerry, Dorival) tel paysage de Cézanne avec celui que Pissarro avait fait de la même vue, on ressent combien le premier est travaillé par l'incertitude, par ce que Merleau-Ponty (1948) nommait « le doute » de Cézanne. Encore à cette époque (la seconde dans la nomenclature de Venturi), le peintre, au lieu de répondre à la question : à quelle loi unitaire obéit la production de l'objet pictural ? paraît hésiter et maintenir en suspens sa réponse. De fait, le tableau répond : il n'y a pas de telle loi unitaire ; la question de l'unité du sensible reste ouverte, ou cette unité est manquée. En second lieu, il faut souligner que cette carence contient en puissance toute la critique de la représentation. Si l'on n'est pas satisfait par l'unification du lieu que donne l'écriture perspective, on peut être conduit à la rechercher dans des procédés comme la mise à plat de l'espace « primitif » (troisième période), ou au contraire (quatrième période) la suppression de toute nervure ou de tout profil dessinés et le libre jeu de ce que Cézanne appelait les « sensations colorantes » ; tout opposés qu'ils soient dans le rendu, ces procédés ont ceci de commun que, loin de se gommer eux-mêmes[...]
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Écrit par
- Jean-François LYOTARD : professeur au département de philosophie et à l'Institut polytechnique de philosophie de l'université de Paris-VIII, membre du Collège international de philosophie
Classification
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