PSYCHANALYSE & PEINTURE
Une esthétique « économique » libidinale
On pourrait donc se divertir à produire de ces corrélations entre l'œuvre et la vie, mais il est sûr qu'elles finiraient toujours par échouer, pour deux raisons au moins : la première est qu'une telle psychanalyse est impossible en l'absence du sujet, le peintre, la seconde qu'elle se heurtera, même s'il est vivant, à l'énigme d'un impouvoir exploité, d'une capacité de supporter le dessaisissement, la passivité, de recevoir sans maîtriser, « de disposer le vide, de préparer le cadre dans lesquels les forces créatrices pourront se donner libre cours » (J. Field). Ce vide, c'est la possibilité pour les flux d'énergie de circuler dans l'appareil psychique sans rencontrer des systèmes fortement charpentés, ce que Freud nommait des systèmes liés, lesquels ne peuvent écouler l'énergie qu'en la canalisant dans leurs formes inchangeables, qu'elles soient rationnelles ou imaginaires. L'immobilité de Cézanne devant le modèle est la mise en suspens de l'action des formes déjà connues ou des fantasmes déjà exprimés. L'œuvre à son tour pourrait être conçue comme un analogue énergétique de l'appareil psychique : l'objet pictural lui aussi peut se trouver bloqué dans des figures formelles immuables qui tantôt se prévalent du rationalisme et du réalisme, comme la perspective du Quattrocento, tantôt de l'expression des profondeurs de l'âme. Cela veut dire que l'énergie des lignes, des valeurs, des couleurs se trouve « liée » dans un code et dans une syntaxe, ceux d'une école ou ceux d'un inconscient et qu'elle ne peut plus circuler sur le support qu'en conformité avec cette matrice. C'est parce que les tableaux de Gauguin ou de Van Gogh offraient aux yeux de Cézanne l'exemple d'un tel blocage, « du grappin mis dessus », par des formes inconscientes crispées, qu'il ne voulait pas en entendre parler.
Une telle hypothèse, si on la développait, conduirait à esquisser une « esthétique économique » au sens où Freud parle de l'économie libidinale, que traite la théorie des pulsions et des affects. Elle délivrerait sans doute la « psychanalyse appliquée à l'art » du poids de la théorie de la représentation, sans parler de la charge que lui impose encore couramment une conception des plus frustes de la libido, de la sexualité, de l'œdipe, de la castration et d'autres marchandises de grande vente sur le marché de l'esthétique moderne. Elle permettrait de montrer que l'approche sémiologique ou sémiotique, a fortiori scénographique, repose sur une méprise majeure touchant la nature même de l'acte de peindre : car enfin, on ne peint pas pour parler, mais pour se taire, et il n'est pas vrai que les dernières Sainte-Victoire parlent ni même signifient, elles sont là, comme un corps libidinal critique, absolument muettes, vraiment impénétrables parce qu'elles ne cachent rien, c'est-à-dire parce qu'elles n'ont pas leur principe d'organisation et d'action en dehors d'elles-mêmes – dans un modèle à imiter, dans un système de règles à respecter –, impénétrables parce que sans profondeur, sans signifiance, sans dessous.
Si Freud n'a pas fait cette esthétique, s'il est resté insensible à la révolution cézannienne et postcézannienne, s'il s'est obstiné à traiter l'œuvre comme un objet recélant un secret, à y retrouver des formes liées comme le fantasme du vautour, c'est bien parce que pour lui le statut de l' image est celui d'une signification déchue, occultée, qui se représente en son absence. Les images et donc les œuvres sont pour lui des écrans, il faut les déchirer, comme celles de ce livre sur la Perse que Jakob Freud, son père, lui avait donné alors qu'il avait quatre ans « [...]
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Écrit par
- Jean-François LYOTARD : professeur au département de philosophie et à l'Institut polytechnique de philosophie de l'université de Paris-VIII, membre du Collège international de philosophie
Classification
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