PSYCHIATRIE COMPARÉE
L'entretien clinique
Supposons un psychiatre ou un psychologue français recevant en consultation des Africains vivant dans leur pays ou émigrés en France. Dans cette situation, les malentendus les plus fréquents proviennent soit de son ignorance des usages coutumiers, soit de son incapacité à discerner la réalité individuelle sous les formules apparemment stéréotypées.
Il faut connaître les usages. La politesse africaine est d'autant plus raffinée qu'elle met en jeu toutes les subtilités de la structure sociale. On attend que chacun agisse conformément à son statut social. Respecter le statut de chacun est une exigence morale, une affaire d'honneur. C'est pourquoi le thérapeute, au lieu d'aller droit au but comme on le fait chez nous, fera bien de prendre son temps pour faire connaissance et s'extraire lui-même d'un anonymat inquiétant ; il se présentera donc en expliquant brièvement sa fonction. Il doit savoir que poser des questions trop directes est inconvenant. D'ailleurs il ne sera pas toujours possible de s'adresser directement au malade, car celui-ci, même adulte, est venu en consultation avec un parent, un aîné que la famille a mandaté pour « porter la parole ». Si l'on pose une question au malade, le porte-parole répondra ; il est là pour expliquer la maladie au docteur ; et le patient lui-même s'en remet à l'aîné, car l'âge lui confère plus de savoir. Pour faire préciser la nature des symptômes, « le docteur » commencera donc par accepter le détour qu'on lui offre : « Que dit-on de cette maladie dans votre famille ? » Même si le malade est venu seul, cette question demeure pertinente. C'est la porte d'entrée pour tout ce qui touche à la vie privée.
Le médecin doit savoir qu'au Maghreb encore plus qu'en Afrique noire il est tout à fait incorrect d'interroger une femme ou un enfant en présence du père de famille, à moins d'avoir obtenu préalablement son autorisation. Agir autrement serait mettre la femme ou l'enfant dans une situation extrêmement gênante, paralysante. Il faut savoir en outre qu'en demandant à une femme combien elle a d'enfants, on met ces enfants en danger d'être attaqués par des sorciers. « Si tu comptes les enfants, dit le proverbe, il en manquera un. » Lorsqu'un adolescent est interrogé sur le nombre de ses frères et sœurs, il aura souvent tendance à ne compter que les enfants du même sexe que lui. On pourrait multiplier les exemples de tels malentendus.
Inversement, ce serait une erreur encore plus blessante d'enfermer les gens dans leur culture, et d'être incapable de discerner, sous les formes conventionnelles, les réalités individuelles. L'expression même des symptômes est faite de compromis entre les maux obscurs de l'individu et ce qui attire l'attention de l'entourage (l'exemple le plus courant étant celui de « la crise », bonne à tout exprimer). Pour discerner la réalité sous les apparences conventionnelles, le thérapeute fera bien de ne pas s'enfermer lui−même dans le stéréotype des diagnostics prévus au catalogue nosographique, mais d'aller au-delà de cette abstraction pour tenter de comprendre la personnalité du patient dans son cheminement singulier. La perception d'autrui requiert toujours de notre part un effort d'imagination. Le but de l'entretien clinique est moins de prescrire et de conseiller que de reconnaître une personne là où elle est, sachant qu'un être humain, quel qu'il soit, a toujours de la peine à s'accepter lui-même.
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Écrit par
- Edmond ORTIGUES : professeur émérite à l'université de Rennes
Classification
Média
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