PSYCHOLOGIE COGNITIVE ET CONSCIENCE
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La conscience, en tant qu’objet d’étude, représente un des plus grands défis scientifiques du xxie siècle. Le concept de conscience est multiple. Dans son sens premier, le mot « conscience », qui tire son origine du latin conscientia, « avec connaissance », fait référence au savoir : nous dirons que quelqu’un a conscience d’un état de choses quand il sait que cet état de choses existe, c’est-à-dire quand il en fait l’expérience. Par extension, la conscience désigne tous les états mentaux qui s’accompagnent d’une expérience vécue : les sensations olfactives que provoquent l’arôme du café, la chaleur des rayons du soleil, le plaisir d’écouter un concerto, le souvenir d’une rencontre, et ainsi de suite. Ces différents états mentaux se combinent à chaque instant d’éveil pour former un champ phénoménologique qui constitue précisément l’expérience subjective que l’on se fait du monde à un moment donné. On dira ainsi qu’un être est conscient quand « cela lui fait quelque chose » d’exister plutôt que rien du tout, comme c’est le cas pour les pierres, pour les astres, ou encore pour les ordinateurs ou les robots.
Une distinction essentielle qu’il faut évoquer d’emblée est la différence entre niveaux de conscience et contenus de la conscience. Les niveaux de conscience concernent la conscience « intransitive », en tant que propriété globale d’une créature : je suis conscient quand je suis éveillé, je suis inconscient quand je dors. Les contenus de la conscience concernent la conscience « transitive », qui a toujours un objet : elle se rapporte aux états mentaux qui constituent, à un moment donné, les contenus de l’expérience subjective que je fais du monde, de moi-même et des autres. Il est important de noter que niveau et contenu de la conscience sont dissociables. Ainsi, quand je dors, je peux cependant faire l’expérience de certains contenus lors d’un rêve, nonobstant le fait que suis endormi, et donc inconscient. À l’inverse, certains patients se trouvant dans un état végétatif permanent montrent des signes d’éveil et des cycles veille-sommeil, tout en donnant le sentiment qu’ils ne font plus l’expérience d’aucun contenu.
À cette première grande distinction entre niveaux et contenus de la conscience s’en ajoute une deuxième, tripartite, et qui fait plutôt référence aux différences entre conscience perceptuelle, conscience de soi, et conscience d’autrui. Les rapports qu’entretiennent entre eux la conscience que j’ai du monde, la conscience de mon existence en tant que sujet et la conscience que j’ai du fait que les autres ont également des états mentaux (la théorie de l’esprit) sont complexes. On pourrait penser, par exemple, que la conscience de soi est un prérequis pour la théorie de l’esprit, mais il est également possible que la conscience de soi trouve son origine dans la capacité que nous avons d’attribuer des états mentaux à autrui et de se les représenter.
Enfin, dans une perspective plus théorique, on peut également établir une distinction entre les conséquences cognitives, fonctionnelles, d’une représentation consciente et ses qualités phénoménologiques (les qualia). Quand une représentation mentale est consciente, elle est disponible globalement pour le contrôle de l’action : on peut la rapporter ; cette représentation peut constituer un objectif que je cherche à atteindre ; elle peut déterminer quelles actions j’effectue. Mais ces différentes propriétés sont dissociables des qualités subjectives associées à l’expérience d’un état de choses. On peut dès lors imaginer un être qui dupliquerait les caractéristiques fonctionnelles d’un état conscient sans pour autant faire l’expérience de cet état – un zombie philosophique. La concevabilité des zombies est un problème philosophique substantiel qui divise aujourd’hui la communauté.
En tant qu’objet d’étude scientifique, la conscience a longtemps été considérée comme un phénomène à propos duquel aucune approche empirique ne peut s’appliquer. Le défi principal réside dans le fait qu’étudier la conscience exige que l’on considère l’expérience subjective des participants comme des données primaires. Or, ces données sont en principe inaccessibles aux observateurs extérieurs et ne peuvent dès lors être obtenues que via les rapports verbaux que fournissent les sujets. De tels rapports verbaux sont cependant susceptibles d’être biaisés de différentes manières, précisément à cause du fait que les sujets expriment ainsi leur propre subjectivité. Les psychologues introspectionnistes du début du xxe siècle se sont ainsi heurtés aux nombreuses difficultés méthodologiques que suscite la récolte de données subjectives fiables, difficultés qui amèneront ultérieurement les psychologues behavioristes à proposer d’abandonner l’étude des états mentaux proprement dits pour se concentrer plutôt sur le comportement observable. Il faudra attendre la psychologie cognitive du milieu du xxe siècle pour que l’on puisse à nouveau évoquer l’importance des représentations mentales pour comprendre le comportement. Ce ne sera cependant qu’avec l’arrivée des méthodes d’imagerie cérébrale, vers le milieu des années 1980, que la conscience redeviendra un objet d’étude privilégié dans le vaste champ de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler les neurosciences cognitives.
En psychologie cognitive, étudier la conscience revient le plus souvent à tenter d’établir un contraste entre ce qui se passe quand un sujet est conscient d’un stimulus et ce qui se passe quand un sujet n’a pas conscience d’un stimulus. On peut ainsi, dans la perspective d’une telle approche contrastive, concevoir différentes situations expérimentales dans lesquelles il est possible d’explorer les différences entre traitement avec et traitement sans conscience. Ainsi, on peut par exemple exposer les participants à des stimuli montrés tellement rapidement qu’ils disent ne pas les avoir perçus et comparer l’activité cérébrale suscitée par une telle présentation subliminale avec l’activité cérébrale associée à la perception consciente du même stimulus. On peut ainsi tenter d’identifier les « corrélats neuraux de la conscience ».
Si l’étude de la conscience est en plein essor, il faut bien reconnaître que nous semblons encore être confrontés au problème que le philosophe David Chalmers a appelé le « problème difficile » : pourquoi l’activité du cerveau s’accompagne-t-elle d’une expérience vécue ? Aucune théorie contemporaine de la conscience, et elles sont nombreuses, ne permet de répondre à cette question pourtant fondamentale, pas plus d’ailleurs qu’à la question tout aussi fondamentale de savoir comment l’activité du cerveau produit l’expérience subjective que nous avons du monde, de nous-mêmes, et des autres.
En outre, l’étude de la conscience pose le problème soulevé par le philosophe Thomas Nagel dans son article de 1974 intitulé « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », dans lequel il défend l’argument que nous aurions beau tout savoir du système nerveux des chiroptères, nous n’en saurions toujours pas davantage à propos de l’effet que cela fait d’être une chauve-souris en train de chasser des insectes au crépuscule grâce à un organe sensoriel dont s’est inspiré le sonar. Parce que nous ne disposons précisément pas d’un outil qui nous permettrait d’avoir un accès direct aux expériences conscientes d’un autre humain, l’étude de la conscience exige, de manière singulière dans le champ des sciences, que l’on combine données subjectives et données objectives : on ne peut se passer d’interroger le sujet.
Outre le développement spectaculaire tant des méthodes d’imagerie cérébrale que des méthodes d’analyse des données ainsi récoltées, le domaine se caractérise également par une intense réflexion autour des méthodes comportementales elles-mêmes. On cherche ainsi non seulement à faire la différence entre traitement avec et traitement sans conscience, mais également à mieux distinguer les causes et les conséquences de l’existence d’une représentation mentale consciente, espérant ainsi arriver à mieux cerner les corrélats neuraux de l’expérience subjective elle-même. Ainsi, certains paradigmes expérimentaux cherchent à éviter de demander aux participants de fournir un rapport à propos de l’expérience qu’ils font d’un stimulus, puisqu’on sait que l’exigence de produire un rapport engage des circuits neuronaux distincts de ceux qui sont impliqués dans l’expérience elle-même. Dans une autre direction, de nombreux travaux concernent également les mesures elles-mêmes. Quand il s’agit, par exemple, d’obtenir un jugement à propos de l’identité d’un stimulus, vaut-il mieux utiliser une mesure binaire (vu/pas vu) ou au contraire une mesure graduée permettant aux participants de mieux caractériser leur expérience ?
Les recherches futures dans ce domaine si complexe nécessiteront sans aucun doute tant des progrès technologiques que des avancées conceptuelles et méthodologiques.
Bibliographie
C. Frith, Comment le cerveau crée notre univers mental, Odile Jacob, Paris, 2010
T. Bayne, A. Cleeremans & P. Wilken dir., The Oxford Companion to Consciousness, Oxford University Press, Oxford, 2009.
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Écrit par
- Axel CLEEREMANS : directeur de recherche au Fonds de la recherche scientifique de Belgique, professeur de sciences cognitives, membre de l'Académie royale de Belgique
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