PSYCHOLOGIE
Les méthodes expérimentales
Que l'on puisse, pour étudier au moins certains aspects des phénomènes psychologiques, utiliser les procédures et les schémas conceptuels des sciences expérimentales, cela paraît aujourd'hui d'une telle évidence, et épistémologiquement si banal, qu'on a peine à comprendre pourquoi personne ne s'y est vraiment risqué avant la fin du xixe siècle. Descartes, qui s'intéressait beaucoup aux erreurs des sens, aurait pu examiner quelques-unes des illusions optico-géométriques qu'il connaissait bien, au lieu de tenir la question pour réglée par la Dioptrique et par une physiologie assez arbitraire. Quand il explique la recherche des souvenirs par les mouvements que la volonté imprime à la glande pinéale pour qu'elle explore « les pores du cerveau, par où les esprits [animaux] ont auparavant pris leurs cours » (Traité des passions, art. 42), il n'éprouve le besoin de fournir aucun fait à l'appui de cette interprétation fantaisiste – ou prophétique, comme en témoigne la théorie du frayage, qui ne sera formulée que deux siècles et demi plus tard. Que certaines « aversions étranges » viennent de traumatismes précoces, voire du fait que les enfants « ont compati au sentiment de leur mère qui en a été offensée étant grosse » (ibid. ; art. 136), cela lui paraît, deux siècles et plus avant Pavlov ou Freud, suffisamment clair et évident, « car il est certain qu'il y a du rapport entre tous les mouvements de la mère et ceux de l'enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l'un nuit à l'autre ». De la même façon, les empiristes anglais comme Locke ou Hume n'ont jamais fait la moindre expérience systématique sur l'association des idées, et c'est seulement vers 1830 que Broussais commence d'illustrer par de bien médiocres observations sur l'enfant (et encore beaucoup de spéculations) les idées de Condillac (1754) sur la formation de la pensée à partir des sensations. Une simple conversation avec quelques enfants de six ans aurait convaincu les rationalistes que l'axiome selon lequel « le tout est plus grand que la partie » n'est peut-être pas une idée innée. Kant n'y a pas songé, ni Herbart (1776-1841) qui croyait pourtant à la possibilité d'une psychologie scientifique fondée sur les mathématiques et sur l'expérience (Erfahrung, 1824-1825), et il a fallu attendre Piaget pour que le problème de l'entendement et des cadres de la représentation soit posé en termes psychologiques. Bref, la naissance d'une psychologie expérimentale n'a pu se faire qu'une fois surmontés de multiples obstacles, plus idéologiques que techniques en vérité : les rapports de l'âme et du corps, la comparabilité de l'animal et de l'homme, et sans doute devait-on se défaire d'abord de l'illusion que la pensée n'avait pas de meilleur juge qu'elle-même. À Wolff (1679-1754) qui avait suggéré la possibilité d'une psychologie empirique (1732) à côté de la psychologie philosophique, Kant réplique, un demi-siècle avant Comte, que nous ne pouvons, ni sur nous-mêmes ni sur autrui, expérimenter au sens propre et que l'« expérience intime » (l'auto-observation) modifie son objet ; plus de cent ans avant Husserl, Kant décrète de même qu'il ne saurait y avoir de science du moi-sujet (cognitif), puisqu'il est lui-même condition de toute science. Étranges arguments : aurait-on nié la physique sous prétexte que le physicien est soumis lui-même à ses lois ? Trois siècles durant, les meilleurs esprits ont admis l'idée d'une physiologie (qui ne sera d'ailleurs clairement fondée qu'entre 1830 et 1865 par Claude Bernard), mais ils ont ignoré ou récusé la possibilité d'une psychologie expérimentale. Apparemment, on se faisait une idée trop haute de l'esprit et une idée trop simple de l'observation[...]
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Écrit par
- Pierre GRÉCO : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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