PYTHAGORISME, chimie
Révérence envers des nombres, tenus pour plus ou moins accomplis, et pour des géométries, respectées elles aussi pour la qualité de leurs proportions, cet aspect de la philosophie pythagoricienne trouve en chimie une profonde résonance.
S'agit-il du nombre, et l'on a l'embarras du choix des illustrations. À commencer par la classification des éléments. Le système périodique de Mendeleïev se base sur la suite des nombres 2, 8, 18, 32, 50... Bien d'autres règles numériques se partagent le domaine chimique. Ainsi, la règle de Hückel spécifie le nombre d'électrons pi, 4n + 2 (n est un nombre entier), délocalisés sur le pourtour d'une molécule aromatique comme le benzène C6H6 (n = 1). Alors que l'aromaticité équivaut à une stabilisation en énergie, l'anti-aromaticité est une déstabilisation. Elle se donne cours lorsque 4n électrons pi sont délocalisés à l'entour d'une molécule, telle que le cyclobutadiène C4H4. Une extension est la règle de Dewar-Zimmerman, applicable à des états de transition lors de transformations ; c'est-à-dire à des configurations aux durées de vie mesurables en femtosecondes (1 fs = 10—15s). C'est ainsi que la réaction de Diels-Alder (éthylène + butadiène), ou la transformation isoélectronique (de même nombre d'électrons) qu'est la transposition de Cope font intervenir 4n + 2 électrons pi délocalisés dans les états de transition correspondants.
Quant à la géométrie des molécules, on peut dater le début de son interprétation en termes pythagoriciens d'une journée hivernale à Prague. Johannes Kepler (1571-1630) traversait le pont Charles lors d'une bourrasque de neige. Il s'intéressa aux flocons, et à leur symétrie hexagonale que lui révéla une loupe. Il la relia à la cosmologie qu'il avait échafaudée, inscrivant les orbites des planètes dans les cinq solides platoniciens. Ceux-ci sont le tétraèdre, le cube, l'octaèdre, le dodécaèdre et l'icosaèdre. Ces polyèdres réguliers ont des arêtes et des faces toutes égales. L'intuition keplérienne eut, sur la longue durée, des prolongements en chimie. Au xviiie siècle, René-Just Haüy (1743-1822), père français de la cristallographie, conclut très finement, de l'aspect hexagonal des cristaux de glace justement, à la forme nécessairement coudée des particules constituantes – des molécules d'eau, en langage d'aujourd'hui. Une superbe intuition ! Plus tard, André-Marie Ampère (1775-1836), sous le règne de Napoléon Ier, consacra un article prophétique des Annales de chimie à la forme des molécules. Il l'interpréta par des règles de construction faisant intervenir des polyèdres, dont les solides platoniciens.
Le carbone tétraédrique, postulé en 1874 par Joseph Achille Le Bel (1847-1930) et Jacobus Van't Hoff (1852-1911), fut à la base de la théorie structurale, influente doctrine d'ensemble qui dicte encore aujourd'hui l'écriture des formules chimiques. Au tournant du xxe siècle, Alfred Werner (1866-1919) fit jouer à l'octaèdre un rôle lui aussi central dans sa conception des complexes de coordination. Quelques années plus tard, lorsque l'Américain Gilbert Newton Lewis (1875-1946) proposa la paire d'électrons comme principe explicatif de la liaison entre atomes, il plaça les électrons de la couche externe d'un atome aux sommets d'un cube, une représentation influencée par Werner qui s'avéra féconde. Son importance lui vient aussi de ce qu'elle relie deux pythagorismes chimiques – règles numériques telles que dénombrement d'électrons et règles structurales gouvernant la forme des édifices polyatomiques. À la mi-xxe siècle, les règles VSEPR (valence shellelectron pair repulsion) prolongèrent cette intuition de Lewis. Elles sont[...]
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Écrit par
- Pierre LASZLO : professeur honoraire à l'École polytechnique et à l'université de Liège (Belgique)
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