QUASI-EMPIRISME, mathématique
La statue du portail royal de la cathédrale de Chartres, qui représente Euclide avec des instruments en main, montre clairement que, dans l'esprit des artistes et artisans du Moyen Âge, le mathématicien géomètre possède des outils et élabore son savoir en les utilisant, c'est-à-dire en se confrontant au monde réel. Pourtant, l'idée que les mathématiques sont une science à part où la démonstration dispense de l'examen des faits empiriques est généralement acceptée. Les mathématiciens eux-mêmes se satisfont très bien de cette position singulière de leur discipline, qui leur permet le plus souvent de mener seuls leurs recherches – c'est en mathématiques que le nombre moyen de signatures par article scientifique est le plus bas – et sans instruments coûteux forçant au travail en équipe et exigeant d'incessants combats auprès des autorités de financement de la recherche.
Aspects expérimentaux de l'activité mathématique
Prenant le contre-pied de l'idée que les mathématiciens n'ont pas à se confronter aux faits empiriques, plusieurs philosophes et mathématiciens ont insisté sur les aspects expérimentaux et inductifs de l'activité mathématique et sur certaines similitudes entre le travail du physicien et celui du mathématicien. Ce point de vue sur les mathématiques porte le nom de quasi-empirismeet, s'il n'a été théorisé qu'assez récemment par Imre Lakatos (1922-1974) et Thomas Tymoczko (1943-1996), en réalité la pratique de l'expérimentation mathématique et la défense du parallèle entre mathématiques et physique remontent plus loin dans le temps. Carl Friedrich Gauss (1777-1855) expliquait par exemple qu'il atteignait la vérité mathématique par l'expérimentation systématique, et c'est d'ailleurs de cette façon qu'il découvrit que le nombre de nombres premiers inférieurs à n est approximativement n/log(n), affirmation qui ne fut prouvée que bien plus tard. Kurt Gödel (1906-1978), cohérent avec ses positions réalistes, remarquait que « si les mathématiques décrivent un monde objectif, comme le fait la physique, il n'y a aucune raison pour que la méthode inductive ne puisse être appliquée en mathématiques comme elle l'est en physique ». L'idée chez Gödel d'une induction analogue à celle des sciences empiriques concerne la découverte de nouveaux axiomes et le choix entre des systèmes d'axiomes concurrents, opérations qui ne peuvent résulter des raisonnements déductifs, seuls à l'œuvre dans les démonstrations mathématiques usuelles.
Dans l'esprit du quasi-empiriste, l'idée de faits et d'expérimentations mathématiques va bien au-delà, surtout depuis que l'ordinateur s'est ajouté à la feuille, au crayon et aux instruments de tracé géométrique qui ont longtemps été les seuls outils des mathématiciens. Créé en 1992, le journal électronique gratuit Experimental Mathematics traite de cette conception des mathématiques où l'ordinateur est devenu essentiel en autorisant l'expérimentation systématique et en fournissant une multitude d'informations qu'un mathématicien ne peut élaborer et maîtriser sans lui. Plusieurs livres récents sont consacrés à cette façon nouvelle de concevoir la recherche mathématique avec un ordinateur comme outil d'expérimentation et de découverte. Toute cette activité illustre les remarques étonnantes que le mathématicien Godfrey Hardy (1877-1947) formula en 1928, à une époque où pourtant l'ordinateur n'était pas encore entré dans le jeu. Hardy expliquait : « J'ai toujours considéré qu'un mathématicien était en premier lieu un observateur, un homme qui, situé assez loin de paysages montagneux, décrit ce qu'il y voit. [...] L'analogie est un peu brutale, mais je suis certain qu'elle n'est pas trompeuse. En la poussant à son extrême, nous arrivons à la conclusion plutôt[...]
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Écrit par
- Jean-Paul DELAHAYE : professeur à l'université des sciences et technologies de Lille
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