ALBAN BERG QUATUOR
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C'est à Vienne qu'apparaît sous sa forme aboutie – avec Haydn et Mozart – le quatuor à cordes au sens moderne du terme, et c'est à Vienne que se développera – de la fin du xviiie siècle à nos jours – une part essentielle du répertoire de cette forme musicale. Pourtant, à l'orée des années 1970, la lignée des grandes formations qui ont fait la gloire de la capitale autrichienne semble définitivement éteinte. La prestigieuse tradition incarnée en dernier ressort par le Wiener Konzerthaus Quartett n'a pas plus laissé de descendance – en dehors de l'illustre Quatuor Amadeus, qui compte déjà à cette époque vingt-cinq ans de carrière – que les audacieuses équipées des Quatuors Kolisch et Rosé dans la musique de leur temps n'ont suscité d'émules. C'est alors que se constitue, au confluent de ces deux courants que tout semble opposer, l'un des plus remarquables ensembles de sa génération : le Quatuor Alban Berg.
Fondé en 1970, le jeune quatuor revendique haut et fort ses origines viennoises. Certes, Hatto Beyerle – qui tient l'alto jusqu'en 1981 – est né en Allemagne avant de venir se perfectionner en Autriche ; certes, Valentin Erben – le fidèle violoncelliste depuis le commencement – a étudié avec Walter Reichart à Munich puis, au Conservatoire de Paris, avec Joseph Calvet et André Navarra avant d'être l'élève de Tobias Kühne à Vienne. Mais comment nier l'influence de l'école autrichienne quand on aura fait remarquer que le très classique professeur Franz Samohyl a formé tout à la fois Günter Pichler, l'inamovible premier violon, Gerhard Schulz, qui remplacera en 1978 Klaus Mätzl au poste de second violon, ainsi que Thomas Kakuska, qui succèdera à l'altiste Hatto Beyerle ? Tous ont fait, avant de se lancer dans l'aventure du quatuor, de brillants parcours professionnels : Günter Pichler a été violon solo de l'Orchestre symphonique de Vienne, puis Konzertmeister de l'Orchestre philharmonique de Vienne, Klaus Mätzl fut violon solo de l'Orchestre symphonique de Vienne, Gerhard Schulz violon du Trio à cordes de Salzbourg, puis membre du Quatuor de Düsseldorf, Thomas Kakuska premier violon du Quatuor européen, puis altiste au Wiener Streich Trio. Tous professeurs à la Musikhochschule de Vienne, ils se connaissent de longue date – Hatto Beyerle a épousé une sœur de Günter Pichler – et ils participent, de 1960 à 1970, à l'ensemble Wiener Solisten, qui joue dans l'Europe entière, et notamment à Prades devant et avec Pablo Casals.
Avant de se produire en public, le jeune quatuor achève sa formation à Cincinnati (Ohio, États-Unis) auprès d'un ardent avocat de la musique du xxe siècle, le Quatuor LaSalle. Pour son premier concert, donné le 5 octobre 1971 dans la Schubertsaal du Konzerthaus de Vienne, la veuve d'Alban Berg autorise le quatuor à prendre le nom du compositeur. D'emblée, le Quatuor Alban Berg s'affirme avec une confondante maîtrise à la fois dans le grand répertoire et dans les partitions contemporaines. Très vite, il impose son style avec une inhabituelle perfection instrumentale, un goût naturel pour la beauté du son et un sens de l'architecture hérité du Quatuor Busch. Lumineuse franchise des attaques, lisibilité des lignes et des plans, rigueur nouvelle dans la lecture des partitions – il se montre en cela le continuateur du Quatuor Juilliard – se doublent de l'irrésistible séduction du charme viennois. La stabilité de la formation au fil des années lui confère en outre une cohésion et un sens de l'écoute réciproque rares. Au disque – chez Teldec, puis, à partir de 1979, chez E.M.I. – comme au concert – sur les grandes scènes internationales mais aussi dans des villes de moindre importance –, il triomphe dans Haydn, Mozart, Schubert, Mendelssohn, Dvořák, Smetana, Janáček, Debussy et Ravel. Il grave – en studio et en public – des intégrales Beethoven (celle-ci est également enregistrée en vidéo), Brahms et Bartók qui deviennent de modernes références. Pour des séances élargies de musique de chambre, le Quatuor Alban Berg accueille la clarinettiste Sabine Meyer, le violoncelliste Heinrich Schiff, les pianistes Élisabeth Leonskaïa, Alfred Brendel, Rudolf Buchbinder et Philippe Entremont, le contrebassiste Georg Hörtnagel, l'altiste Hariolf Schlichtig, et même le bandéoniste Per Arne Glorvigen, dans des œuvres d'Astor Piazzolla. Le 23 octobre 1987, après la disparition de l'altiste Peter Schidlof, le Quatuor Alban Berg se joint, pour un concert hommage, aux trois autres membres du Quatuor Amadeus pour un émouvant Deuxième Sextuor à cordes de Brahms qui restera dans les annales.
Dès ses débuts, le Quatuor Alban Berg marque de son empreinte, avec un engagement qui ne se démentira pas, la musique de la seconde école de Vienne : Berg – avec une interprétation quasi définitive de la Suite lyrique (1974) – et Webern – Cinq Mouvements, pour quatuor à cordes, opus 5, Six Bagatelles, pour quatuor à cordes, opus 9, Quatuor à cordes, opus 28 (1975) –, mais non pas Schönberg, avec lequel les affinités sont moins évidentes. Inlassablement, le Quatuor Alban Berg a poursuivi sa croisade en faveur des œuvres nouvelles, usant de la splendeur des timbres instrumentaux – Günter Pichler joue un Stradivarius de 1710 puis un Guadagnini de 1750, Gerhard Schulz un Stradivarius de 1715, Thomas Kakuska un Lorenzo Storioni de 1778, Valentin Erben un Matteo Goffriller de 1722 ayant appartenu à Pierre Fournier et à Yo-Yo Ma – et de la souplesse de son phrasé collectif pour en révéler la beauté.
Longue est la liste des créations à mettre à son actif ; on citera : Variations sur un thème original d'Alban Berg (1985), Premier Quatuor (1988) et Troisième Quatuor « Notturno » (1994) de Luciano Berio, Premier Quatuor (1976) de Gottfried von Einem, Premier Quatuor « Mobile » (1973) et Deuxième Quatuor « In Memoriam Christi Zimmerl » (1978) de Roman Haubenstock-Ramati, Troisième Quatuor (1974) de Fritz Leitermeyer, Quatrième Quatuor (1983) de Wolfgang Rihm, Quatrième Quatuor (1989) d'Alfred Schnittke, Adieu Satie, pour quatuor à cordes et bandonéon (2003), de Kurt Schwertsik (avec Per Arne Glorvigen), Troisième Quatuor (1973) d'Erich Urbanner, Quatuor (1980) de Gerhard Wimberger. Outre ces partitions – pour la plupart dédiées au Quatuor – les Berg inscrivent dans des programmes qui mêlent intimement chefs-d'œuvre du passé et musique vivante les noms de Igor Stravinski, Benjamin Britten, Witold Lutosławski, György Ligeti, Pierre Boulez et Astor Piazzolla (Tango Sensations, Tristezas para un AA). Chostakovitch est parfois abordé sur la scène mais – révérence aux interprétations qu'en donne le Quatuor Borodine – jamais au disque.
La mort, le 4 juillet 2005, de Thomas Kakuska va porter un coup fatal au Quatuor Alban Berg. Il prolonge son activité quelques années encore grâce à Isabel Charisius, une élève de l'altiste disparu, le temps de passer le témoin au Quatuor Artemis de Berlin. Mais, après presque quarante années d'une éblouissante carrière, le Quatuor Alban Berg annonce sa dissolution. Il donne des concerts d'adieu en 2008 et entre dans la légende.
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Écrit par
- Pierre BRETON : musicographe
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