QUEIRÓS JOSÉ MARIA EÇA DE (1845-1900)
Portée et limites
D'un bout à l'autre et quelle qu'ait été l'évolution de son auteur, l'œuvre garde son intérêt artistique, voire sociologique. La Faute de l'abbé Amaro renferme une peinture unique du petit clergé de province ; les représentants des classes laborieuses (travailleur agricole, typographe, employé de bureau) y apparaissent. Les grands ne se donnent pas la peine de les écraser : ils dépendent suffisamment des petits qui leur sont immédiatement supérieurs. Le Cousin Basile trace la caricature de la bourgeoisie de Lisbonne, se moque de ses aspirations, s'étonne de ses loisirs, dégage l'étroitesse de ses vues, dénonce le conformisme et la satisfaction de ses porte-parole. Le monde du travail est maintenant représenté par le groupe social des domestiques : l'un d'eux arrivant, au terme d'une vie d'humiliations, à inverser à son profit les relations entre le maître et l'esclave, grâce à une possibilité inattendue de chantage. Ici, la révolte de l'esclave amène une nouvelle tyrannie, plus odieuse que celle du seigneur. Le roman Les Maia évoque l'histoire d'une grande famille portugaise à travers trois générations. Il met en scène la bourgeoisie riche et l'aristocratie, ainsi que les artistes (poète, musicien) que la classe dirigeante admet dans ses salons. Si l'écrivain brosse le portrait d'un être d'exception, supérieur à son milieu, il suggère simultanément la solitude à laquelle se condamne l'avis rara. Carlos da Maia finit par s'éprendre de sa propre sœur, comme Siegmund de Sieglinde, après avoir en vain cherché dans le monde qui l'entoure une femme à son niveau. Cet inceste, stérile, au contraire de celui qu'imagine Wagner, revêt une valeur symbolique : les produits les plus raffinés d'une classe décadente finissent par gaspiller tous leurs atouts dans une sorte de narcissisme, incapables qu'ils sont, en dépit de leur rêve initial, d'agir sur cette société dont la médiocrité les effraie.
Pour complet qu'il soit, ce tableau de la réalité portugaise demeure superficiel. Queirós n'a pas décelé les véritables ressorts de la vie nationale. Ses caricatures sont d'une vérité saisissante, mais elles ne montrent que des comparses. Et encore ces comparses parlent-ils beaucoup plus qu'ils n'agissent. Ses politiciens sont l'exemple du ridicule des politiciens, mais en vérité ils ne font pas la politique. Ses bourgeois sont des fantoches inoubliables et ils inspirent l'horreur de la bourgeoisie, mais ils ne dirigent point la production et l'accumulation du capital. Le peuple de Queirós montre son visage douloureux, mais il ne fait aucunement l'histoire. Dans ce monde, décrit surtout en ses temps de pause, les figurants fourmillent, mais il n'y a pas d'acteurs. Tout y paraît stable, voire immuable ; on dirait que les personnages passent leur vie en dehors de la vie. Certes, cette œuvre fait encore de nos jours l'effet d'une gifle : elle tend aux conformistes, aux optimistes, aux verbeux un miroir peu flatteur. Mais elle ne remonte pas aux causes. Elle ne montre pas l'engrenage, dont chaque homme est un rouage. Il s'en dégage une leçon de pessimisme et d'immobilisme. Les choses, les hommes et les rapports sont à ce point statiques qu'essayer de les changer, ou tout simplement de se hisser au-dessus de sa condition, c'est aller au-devant du plus cuisant échec. Athée, Queirós était aussi fataliste. Il rêva d'action et d'aventure, et il fit passer ses songes dans quelques-uns de ses romans (Le Mandarin, L'Illustre Maison des Ramirès). Mais, pour sa part, il ne franchit jamais le pas entre le rêve et la réalité.
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Écrit par
- António COIMBRA MARTINS : directeur adjoint de la fondation Gulbenkian, Paris
Classification
Autres références
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LES MAIA, José-Maria Eça de Queirós - Fiche de lecture
- Écrit par Bernard SESÉ
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PORTUGAL
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