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QUEL AVENIR POUR LA CAVALERIE ? (J. Reda) Fiche de lecture

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Gloire et désenchantement

L’histoire naturelle du « vers français » se déroule en douze séquences. Jacques Réda traite en premier de la nature du « système métrique », essentiellement rythmique, et de sa genèse qu’il relie, en lointain disciple de Lucrèce, à l’astrophysique, à la métaphysique et même à l’ordre politique. Réunion de la musique, de la danse et du langage, le vers français tire son origine de la scansion de la poésie latine, mais la langue syllabique qui l’articule a changé la pointure de son « pied ». Selon son défenseur, il apparaît dans la Séquence de sainte Eulalie, vers 880. Puis il s’affirme avec l’octosyllabe (proche de la prose parlée) et le décasyllabe (vers de combat) jusqu’à la fin du Moyen Âge (Villon, Rutebeuf, Marot, Scève). Peu à peu, l’alexandrin va prendre la première place au xvie siècle (Ronsard, Du Bellay, Jodelle), avant de triompher sous le règne du Roi-Soleil (La Fontaine, Racine, Boileau) et d’affirmer toute sa noblesse au temps de Vigny et Hugo. Au passage, Jacques Réda réhabilite les poètes et grammairiens du xviiie siècle plus ou moins oubliés (Chénier, de Piis, Delille). La fin du vers régulier coïncide avec la fin du xixe siècle : le poème en « chiffres » que Rimbaud adresse du Harar, en novembre 1887, au consul de France à Aden (« Détail de la liquidation de la caravane Labatut »), lu par Réda comme une facture ultime de poésie, en serait un symptôme. Le désir, formulé par Mallarmé, que le vers puisse reprendre son bien à la musique, va donner forme au poème en prose (Baudelaire, Rimbaud) ou se faire prose mesurée (Lautréamont). De la fin du xixe jusqu’au xxe siècle, le vers régulier, usé, laisse le chant au vers libre (Gustave Kahn, René Ghil), au verset de Claudel, aux vers irréguliers de Cendrars, Apollinaire et Reverdy ou syncopés de Larbaud. Ces variations métriques donnent lieu à des déchiffrements toujours plus virtuoses où se dresse l’oreille fine et malicieuse du métricien à l’écoute de ses prédécesseurs préférés : Cocteau, Follain, Valéry, Audiberti, Genet, Toulet, l’auteur des Contrerimes, Jean-Paul de Dadelsen, Armand Robin ou Armen Lubin. Lors de cette savante auscultation, le praticien, au chevet d’un vers qu’il voit en fin de vie, interroge les questions du « e » muet, de la rime, de la poésie scientifique, de la prose mesurée, celles aussi de la figure du grand poète, du beau vers ou du vers impair.

Cet essai en forme de conte plaisant se referme sur un tableau désenchanté du vers brisé dont les derniers éclats illustrent, selon Jacques Réda, la bérézina de la langue poétique française. Comme le déplore la narquoise et élégiaque « coda » en quatorze octosyllabes, la « cavalerie » de son corps d’élite n’aurait plus qu’un « avenir chimérique », menacé par « le spectre du numérique », ce dont les vers réguliers du Testament de Borée (Fata Morgana, 2020)donnent, entre swing et blues, une version plus subjective, avec un tout aussi rare panache.

— Yves LECLAIR

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Écrit par

  • : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain

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