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QUELQUE CHOSE NOIR, Jacques Roubaud Fiche de lecture

Mourir en prose, renaître en vers

L’architecture du recueil s’inscrit sous le signe du 9. Qu’il renvoie au nombre des cercles infernaux dans la mythologie grecque ou au symbole de la Béatrice de Dante, le poète mathématicien joue sur les multiples significations de ce chiffre de la fin et du recommencement. Il déroule les stations de sa passion en neuf sections de neuf neuvains chacune : le neuvain initial, composé de neuf phrases, naît du « silence inarticulé » (I, « Méditation du 12/5/85 »), tandis que « Ce morceau de ciel », le seul poème de la dernière section (« Rien ») dresse une stèle de vers lapidaires organisés en tercets et distiques.

La série, le chiffrage rythmique, l’architecture arithmétique, la répétition du thème funèbre avec variations, les jeux savants sur les combinatoires formelles inspirées de l’OuLiPo, la sous-conversation explicite et implicite avec la femme disparue, les échos culturels et existentiels structurent une langue d’outre-tombe qui meurt en prose et renaît en vers. La syntaxe se fragmente sous l’effet d’une rhétorique discordante jouant de la parataxe ou de l’ellipse : « Les jours s’en vont énormément. / Peu de chose après tout. / Les arbres intersectent l’auvent désemparé. / Dans les villes, on ne sait pas qu’il y a un toit. » (IX, « Les jours »). La ponctuation perd ses majuscules ; le rythme passe des phrases amputées à des vers qui tournent autour de neuf syllabes ; le discours éclaté épuise et renie sa prose pour laisser le chant à la stèle lapidaire.

Ce sombre patchwork mêle des pages de journal et des « Méditation[s] » (I, II, IV, V) à des réflexions intellectuelles et philosophiques sur « Le sens du passé » (II), « La certitude et la couleur » (III), « Ludwig Wittgenstein » (III), la tautologie et la représentation impossible (« C.R.A.Pi.Po. : composition rythmique abstraite pour pigeons et poète » III) ; sa poésie de chambre noire révèle des bribes de « Roman » fini (III), de « Portraits » (IV), de souvenirs (« Un jour de juin », III) et aboutit à une « Théologie de l’inexistence » (V) ; les « photographies » (VI) dernières s’épuisent comme les concepts, les images, les mots de son « Aphasie » (« Je ne peux pas écrire de toi », VIII), juste capables de ressasser, en fin de compte, la « Nonvie » (IX).

Plus qu’un traditionnel « tombeau », Quelque chose noir est une mise au tombeau de la femme aimée ainsi qu’une « déposition » de la parole devenue impossible. La contrainte formelle, sérielle et oulipienne, structure cependant cette absence, de sorte que l’écriture du recueil, hirsute, en lambeaux, n’atténue pas la perte mais l’intègre dans sa quête négative. Emblématique de la fin du xxe siècle, Quelque chose noir révèle la déréliction existentielle de Jacques Roubaud, son désespoir métaphysique et son désenchantement poétique face à une mort qui fait de tout un « rien » final.

— Yves LECLAIR

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Écrit par

  • : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain

Classification

Autres références

  • ROUBAUD JACQUES (1932- )

    • Écrit par
    • 2 519 mots

    Il n'est guère de présentation de Jacques Roubaud, né en 1932 à Caluire, qui ne commence par mettre en avant sa double qualité de poète et de mathématicien. Pour exact qu'il soit, un tel signalement liminaire risque de susciter bien des malentendus. Le relief donné à une conjonction assez rare renvoie...