QUI SI JE CRIAIS...? OEUVRES-TÉMOIGNAGES DANS LES TOURMENTES DU XXe SIÈCLE (C. Mouchard) Fiche de lecture
Claude Mouchard est essayiste, poète et traducteur de poésie. Après avoir consacré de très nombreuses années à l'étude de Flaubert, dont il est l'un des meilleurs spécialistes, il s'est immergé dans ce qu'il appelle les « œuvres-témoignages dans les tourmentes du xxe siècle » auxquelles est consacré son ouvrage Qui si je criais… ? (Éditions Laurence Trepper, 2007).
Le texte consacré à Margarete Buber-Neumann illustre de façon limpide la perspective qui est celle de Mouchard. En mars 1940, Margarete Buber-Neumann est extraite de son camp en Sibérie, transférée à la prison Boutyrki à Moscou, conduite en train jusqu'à Brest-Litovsk, remise avec d'autres détenus par le NKVD aux mains de la Gestapo, conduite au camp de Ravensbrück. Elle fit le récit de sa double expérience des camps soviétiques et nazis, et en témoigna au procès Kravtchenko, en pleine guerre froide. Les communistes, certains survivants des camps nazis, dénièrent la réalité de son expérience. Ainsi cet homme qui lui jette des regards haineux, « comme si j'étais le pire de ses ennemis ».
« Margarete Buber-Neumann face au déni » constitue la section II de l'ouvrage consacré à ces œuvres-témoignages, « formées lentement, après coup, ou qui avaient fulguré dans le temps même de l'oppression », ces œuvres qui ramènent à l'histoire, celle des crimes de masse. Elle tisse un lien avec la section III et la comparaison entre les œuvres nées de la Shoah et des camps nazis – Antelme, Kertész, Presser, Sutzkever, Pachet, Nelly Sachs – et celles issues du Goulag – Akhmatova et Chalamov –, puisque Claude Mouchard a choisi d'organiser son ouvrage en cinq sections, selon les évènements historiques auxquels elles ont trait, les deux dernières parties concernant Hiroshima (Takarabe Toriko, Toge Sankichi, Ibuse Masuji, Ôoka Shohei) et S21, l'œuvre du cinéaste cambodgien Rithy Panh.
« Qui, si je criais, entendrait donc mon cri parmi les ordres des anges ? » C'est le premier vers de la première des Élégies de Duino de R. H. Rilke. « Des cris innombrables fusèrent dans le siècle » qui suivit leur composition, entre 1912 et 1922. « Des anges, il ne s'en trouva pas pour les écouter ». Ainsi l'impérieuse nécessité de dire pour ceux qui furent pris dans les tourmentes du xxe siècle et l'interrogation sur l'écoute de ce cri sont au cœur de l'ouvrage de Claude Mouchard. L'œuvre et la réception de l'œuvre, et non du simple témoignage. Car ce qui distingue l'œuvre-témoignage du simple témoignage soucieux de transmettre le contenu d'une expérience (« tout témoignage, quels que soient son degré ou son type d'élaboration, est habité par la question de sa réception »), c'est qu'elle « ose ce qu'il y a de plus aléatoire et de plus imprévisible : le rapport littéraire au lecteur indéterminé, l'adresse poétique à ce que Mandelstam appelle l'interlocuteur ».
Les œuvres que Claude Mouchard lit pour nous, avec nous, ont toutes trait à la destruction massive, à l'annihilation, à la pulvérisation des liens humains, à la violence subie, à la souffrance, à l'interdiction de dire, à l'effacement des traces. À plusieurs reprises, Claude Mouchard revient sur la neige, telle qu'elle est présente dans le premier des Récits de la Kolyma, et dans laquelle il voit une parabole : engloutissement d'innombrables vies, effacement des voix, mais aussi support où s'inscrit la trace. Elle enveloppe tous les textes de Chalamov, « donne à sentir le mouvement même de l'auteur, son épuisant effort d'écriture pour retrouver ce monde perdu et nous y faire accéder : désir impérieux, volonté qui n'a pas fléchi ». Neige aussi chez Mandelstam : « Ô cette lente, cette suffocante étendue ! » Et encore[...]
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Écrit par
- Annette WIEVIORKA : directrice de recherche émérite au C.N.R.S., U.M.R. identités, relations internationales et civilisations de l'Europe, université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne