QUOTIDIENNETÉ
Avant la chaîne des révolutions qui ont inauguré les temps dits modernes, l'habiter, le vêtir, le boire, le manger, en bref, le « vivre », offraient une prodigieuse diversité. Ils n'obéissaient à aucun système et variaient selon les régions et les pays, selon les classes et les couches de la population, selon les produits de la nature, selon les saisons, les climats, les métiers, les âges, les sexes. Cette diversité n'a jamais été bien connue ni reconnue comme telle ; elle échappait à la comparaison comme à la raison, et cette raison n'est venue qu'en intervenant, en détruisant la diversité. Aujourd'hui, on constate une tendance mondiale à l'uniforme. La rationalité domine, que l'irrationnel accompagne sans la diversifier : les signes, rationnels à leur manière, s'ajoutent aux choses pour dire le prestige de leurs possesseurs, leur place dans la hiérarchie.
Formes, fonctions et structures
Que s'est-il passé ? Il y avait, il y eut toujours des formes, des fonctions, des structures. Les choses comme les institutions, les « objets » comme les « sujets » offraient aux sens des formes accessibles, reconnaissables. Les gens, individuellement ou en groupe, accomplissaient des fonctions, les unes physiologiques (manger, boire, dormir), les autres sociales (travailler, se déplacer). Des structures, les unes naturelles, les autres élaborées, permettaient l'accomplissement privé ou public de ces fonctions ; mais, différence radicale – à la racine –, les formes, fonctions, structures, n'étaient pas connues comme telles, pas nommées. À la fois liées et distinctes, elles se donnaient dans un tout. La pensée analytique s'est attaquée souvent, surtout depuis Descartes, à ces « totalités » concrètes ; chaque analyse d'un objet, d'une réalité sociale mettait en évidence un résidu qui lui résistait, et, les réalités semblant irréductibles à la pensée humaine, relevaient d'une analyse infinie réservée à la pensée divine. Chaque « tout » complexe, depuis le moindre objet usuel jusqu'aux grandes œuvres de l'art et du savoir, possédait donc une valeur symbolique, se reliait aux sens les plus « vastes » du monde : la divinité et l'humanité, la puissance et la sagesse, le bien et le mal, le bonheur et le malheur, la pérennité ou l'éphémère. Ces grandes valeurs changeaient elles-mêmes selon les époques, les classes sociales, les maîtres. Chaque objet, lié ainsi à un « style » (aussi bien un fauteuil qu'un vêtement, un ustensile de cuisine qu'une maison), donc en tant qu'œuvre, contenait en les voilant les fonctions et structures au sein des formes.
Qu'en est-il advenu ? L'élément fonctionnel a été dégagé, rationalisé, bientôt produit industriellement, et finalement imposé par la contrainte et la persuasion, c'est-à-dire par la publicité et par la pression des puissances économiques et politiques. Le rapport : forme-fonction-structure ne disparaît pas ; au contraire, il se déclare, il est produit comme tel, de plus en plus visible-lisible, prescrit dans une transparence des trois termes. Un objet moderne dit clairement ce qu'il est (rôle et place), ce qui n'empêche pas les superfétations signifiantes : signes de la satisfaction, du bonheur, de l'agrément, de la richesse. D'un fauteuil ou d'un moulin à café modernes jusqu'aux automobiles, cette lisibilité des trois aspects de chaque chose est évidente.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Henri LEFEBVRE : professeur émérite à l'université de Paris-X
Classification
Autres références
-
FÊTE
- Écrit par François-André ISAMBERT et Jean-Pierre MARTINON
- 7 010 mots
- 2 médias
...ci-dessus oscillaient entre deux pôles, la cérémonie et la festivité. Pour certaines d'entre elles, c'est l'ampleur du rituel qui les distingue des rites quotidiens. Pour d'autres, c'est la densité de la festivité qui tranche sur le banal divertissement. Le divertissement n'est pas essentiel à la cérémonie... -
HISTOIRE (Histoire et historiens) - Courants et écoles historiques
- Écrit par Bertrand MÜLLER
- 6 837 mots
- 1 média
...historiographiques, notamment sur l'apport des Annales en Italie, a produit en retour des formes inédites à l'étranger. En Allemagne, l'histoire de la vie quotidienne emboîtait le pas aux démarches des microhistoriens. Au début, l'« histoire du quotidien » (Alltagsgeschichte) se proposait... -
HISTOIRE (Domaines et champs) - Anthropologie historique
- Écrit par André BURGUIÈRE
- 3 148 mots
- 1 média
...dans sa globalité. La totalité historique est donc largement systémique. C'est à la « civilisation matérielle » que Braudel accorde toute son attention, c'est-à-dire à la signification du quotidien, aux usages par lesquels une société se construit, se reproduit, s'approprie le monde naturel et se confronte... -
INÉGALITÉS HOMMES-FEMMES, France
- Écrit par Alain BIHR et Roland PFEFFERKORN
- 5 992 mots
- 2 médias
...vêtements) ; aux hommes, les travaux de force ou supposant la maîtrise d'objets et d'instruments techniques modernes, et plutôt tournés vers l'extérieur. Tandis que les tâches féminines sont plutôt de l'ordre de la reproduction, impliquant la répétition périodique (quotidienne, hebdomadaire, mensuelle, saisonnière)...