RAGOTS ET RUMEURS, anthropologie
Loin de se réduire à un bavardage insignifiant, les ragots, potins, commérages et autres rumeurs sont des genres de discours qui jouent un rôle important dans toutes les sociétés. Max Gluckman a mis en lumière leur fonction sociale : échanger des potins réaffirme les valeurs collectives, renforce la cohésion entre les participants et exerce un contrôle social informel en dénigrant les comportements déviants. Si la pression exercée par le commérage est forte au sein des groupes d’interconnaissance, elle diminue quand les relations se font plus anonymes et impersonnelles. Critiquant l’explication fonctionnaliste des ragots, Robert Paine souligne qu’il s’agit de discours instrumentaux au service d’individus ou de factions en compétition : faire courir une rumeur à propos d’un rival permet de ternir sa réputation tout en évitant la confrontation directe avec lui. C’est une forme de gestion stratégique de l’information que les individus échangent les uns sur les autres. Comme l’a montré Karen Brison à partir d’une étude de terrain en Papouasie-Nouvelle-Guinée, la politique locale est d’autant plus influencée par les rumeurs que le pouvoir est instable et la compétition ouverte. Dans d’autres situations, les rumeurs serviront plutôt d’« arme des faibles » selon la formule de James Scott : elles permettent à ceux qui n’ont pas voix au chapitre en public de critiquer par des moyens détournés les dominants et leur domination. L’incidence des rumeurs varie ainsi selon les contextes socioculturels. Selon les cas, les ragots pourront rester sans conséquence ou bien mener à un conflit ouvert, faire éclater un scandale public ou entraîner des sanctions.
À partir des années 1980, les anthropologues se sont intéressés de manière plus précise aux aspects linguistiques et conversationnels des commérages : il ne faut pas seulement étudier ce qui est dit, mais aussi comment cela est dit. Échanger des potins est une performance collective à laquelle participent tous les interlocuteurs, ce qui montre qu’il s’agit d’une forme valorisée de sociabilité informelle. La nature collective des échanges, mais aussi l’importance du discours rapporté et le recours à l’allusion permettent d’atténuer la responsabilité des interlocuteurs concernant la divulgation d’informations personnelles : colporter des ragots fait l’objet d’une réprobation publique, même si tout le monde s’y adonne avec plaisir en privé. Comme on le voit, l’étude linguistique des ragots contribue à enrichir la compréhension de leurs enjeux sociologiques.
Par contraste avec les commérages personnels, les rumeurs sont des nouvelles d’intérêt plus général. Selon l’expression du sociologue Isaac Joseph, elles représentent une « forme déterritorialisée du ragot » et circulent à une échelle plus vaste. La rumeur des « voleurs de sexe » a par exemple touché une vingtaine de pays d’Afrique depuis les années 1990 (selon cette rumeur, des personnes voleraient le sexe de quidams à l’occasion d’une rencontre anodine ou d’une banale poignée de mains). La diffusion des rumeurs passe par le bouche-à-oreille, mais aussi de plus en plus par les nouvelles technologies de communication comme le téléphone portable et Internet. Les médias les relaient parfois également, leur offrant une formidable caisse de résonance. Le succès culturel d’une rumeur est donc tributaire de ses supports matériels de diffusion. En situation d’incertitude, d’urgence ou de crise, les rumeurs constituent une source alternative d’information, même si celle-ci n’est pas vérifiée. Cela explique leur importance en temps de guerre, après une catastrophe ou au sein des sociétés où l’information officielle est corsetée par le régime.
Certaines rumeurs reposent sur des scénarios stéréotypés et réapparaissent périodiquement en différents endroits en étant[...]
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Écrit par
- Julien BONHOMME : maître de conférences en anthropologie à l'Ecole normale supérieure de Paris
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