RILKE RAINER MARIA (1875-1926)
Les choses
Rilke arrive donc à Paris pour la première fois à la fin du mois d'août 1902. On peut placer à ce moment le premier grand tournant dans sa vie et dans son œuvre. Il s'est déjà séparé de sa jeune femme, qu'il ne reverra plus qu'à de lointains intervalles. Il découvre une réalité et des exigences poétiques qu'il n'avait pas jusqu'alors pressenties.
Et d'abord Paris : dans cette ville, qu'il aimera plus qu'aucune autre, il ne voit au premier moment que de la misère et de l'horreur. On retrouvera dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge toutes ces images sordides : les malades de l'Hôtel-Dieu, l'homme atteint de la danse de Saint-Guy, les fous, les miséreux, la mort. Toutes ces images occupent déjà la troisième et dernière partie du Livre d'heures : le « Livre de la pauvreté et de la mort ». Le goût personnel de Rilke l'avait depuis toujours porté vers les déshérités, mais c'en est fini maintenant des madones et des pages ; il s'astreint à regarder la réalité en face et à ne plus la masquer sous des images de convention. Il trouve dans La Charogne de Baudelaire un modèle et un répondant. Toutefois, ces pauvres de Paris, enfermés dans leur absurde misère, ne sont pas les vrais pauvres. À la fin du Livre d'heures apparaît la figure de François d'Assise. S'agit-il d'un retour de Rilke vers le christianisme, dont il avait paru jusqu'alors se détacher toujours davantage ? Il n'en est rien : cette piété franciscaine était une mode d'époque ; on la trouve chez Francis Jammes comme chez Hermann Hesse. Mais Rilke lui prête en vérité un sens qui lui est propre : à la mort de saint François, son corps se dissout à travers la nature, comme le corps lacéré d'Orphée, le futur symbole de Rilke. De même que, quand il accablait le Dieu de la Vie monastique d'épithètes innombrables, Rilke n'entendait en fait que l'écho de sa propre voix, de même ici saint François devient comme une image du poète. Quand Rilke affirme que « la vraie pauvreté est une grande clarté intérieure », il songe en réalité à l'ascèse poétique pour laquelle tous les biens du monde sont destinés à s'achever en langage. Plus que jamais, c'est la poésie qui apparaît comme le mode de vie spirituelle appelé à supplanter le sentiment religieux.
Il n'empêche que la grande rupture dans l'œuvre de Rilke traverse le Livre d'heures par le milieu. Faut-il attribuer à Rodin cette métamorphose ? Assurément, mais elle était déjà très préparée quand Rilke prit contact avec le maître. Ce n'est qu'en 1905-1906 que Rilke prend ses quartiers à Meudon dans l'atelier du sculpteur (pour peu de mois, car Rodin ne toléra pas longtemps chez lui la présence importune de ce frêle étranger). Déjà auparavant, le changement s'annonçait. Rilke prétend avoir appris chez Rodin la vertu du « travail » : il s'abandonnera moins aisément désormais à la sollicitation de son inspiration. Mais surtout, Rodin lui enseigne à s'évader des effusions subjectives auxquelles il s'était jusqu'alors prêté ; au lieu du sentiment, il l'invitera à saisir des formes, à ouvrir ses yeux sur le dehors, à comprendre la merveille de la « chose ». Ce mot est vague, assurément : il désigne l'objet d'art, un Kouros archaïque, par exemple, ou un porche de cathédrale, mais aussi des animaux, des plantes, des objets d'usage quotidien, une vieille dentelle oubliée dans un tiroir, un lieu dévasté par un incendie, etc.
Dans les Poésies nouvelles, qui répondent à cette conception et qui sont peut-être le chef-d'œuvre de Rilke, les poésies portent souvent un sous-titre : « Jardin des Plantes, Paris » ou « Capri, Piccola marina » ou « Venise ». Le poète travaille d'après nature.[...]
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Écrit par
- Claude DAVID : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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