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ROCHLITZ RAINER (1946-2002)

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Parmi les souvenirs qui ressurgissent inévitablement à propos du travail accompli par Rainer Rochlitz en tant que philosophe de l'art et de la politique, enseignant ou traducteur, celui d'engagement critique semble aussi bien convenir à l'homme qu'au théoricien. Plus que par un simple concours de circonstances, les trois activités furent intimement liées pendant la vingtaine d'années durant lesquelles la « dimension critique », provenant d'une certaine tradition philosophique allemande, fut à la fois un moteur théorique pour Rainer Rochlitz et le complément d'un engagement au quotidien (séminaires, colloques, traductions, chercheur au C.N.R.S. qu'il intègre en 1986).

Rainer Rochlitz est né à Hanovre en Allemagne le 16 septembre 1946. En mai 1968, alors qu'il est étudiant en philosophie et en littérature à Bonn il s'implique dans le mouvement de contestation puis part pour l'Italie et la France où il s'installe et où il opte pour la nationalité française. Il meurt brutalement à Paris à l'âge de 56 ans.

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Ce « passeur » infatigable entre les philosophies allemande et française – il a traduit, entre autres, Theodor Adorno, Walter Benjamin, Jürgen Habermas, Paul Ricœur – a consacré deux ouvrages à des philosophes (le premier à György Lukacs en 1983, l'autre à Walter Benjamin) dont nombre de textes esthétiques tendent parfois vers la démarche du critique sans négliger la réflexion politique ; ces questions étaient au cœur des préoccupations de Rainer Rochlitz dans ces derniers travaux. Son enseignement évolua en accord avec ses propres positions philosophiques, puisque dès ses premiers séminaires sur l'École de Francfort en 1984 au Collège international de philosophie, puis à l'Université philosophique européenne, et, finalement, à l'E.H.E.S.S. (C.R.A.L./C.N.R.S.), il avait toujours mené alternativement un séminaire d'esthétique et un autre de philosophie politique, s'attachant à travailler sur des questions actuelles tout en menant sa propre réflexion, qu'il s'agisse, par exemple, de la pensée esthétique allemande, de la philosophie du droit américaine, d'artistes plasticiens tels que Gerhard Richter ou Jeff Wall, d'écrivains tels que Thomas Bernhard ou Jean Echenoz.

On peut reconnaître dans ses ouvrages et ses articles d'esthétique, de politique ou de critique un principe directeur que l'on pourrait nommer la refondation ou la reconstruction de la raison moderne, et, dans le même temps, la création de concepts pour mener une réflexion contemporaine sur l'art et la société. Réflexion qui s'était considérablement transformée : parti en effet d'une perspective adornienne où l'art, porteur d'une « teneur de vérité », est un champ à partir duquel la société est analysée, et même compris comme l'horizon possible de la société, Rainer Rochlitz en était venu à penser que l'art n'avait plus ce rôle à assumer et que des divergences profondes s'étaient établies entre les pratiques de l'art et les pratiques sociopolitiques. Mais ces mêmes divergences étaient par ailleurs annonciatrices de problématiques nouvelles et fécondes qu'il se proposait de développer, toujours avec une volonté d'exigence critique, comme l'affirme encore fortement son dernier livre, Feu la critique. Essais sur l'art et la littérature, paru en 2002.

Sans doute, comme nombre de philosophes de sa génération, Rainer Rochlitz s'inscrit-il dans un profond mouvement dans lequel sont repensés divers champs du savoir et des pratiques, et dont Jürgen Habermas peut être reconnu comme la figure tutélaire. Mais les débats souvent vifs que suscitaient ses textes prouvent que le nombre de philosophes prêts à s'engager de manière critique dans ce que pourrait être un projet humain est restreint. En un temps où l'on veut séparer les pratiques artistiques et les enjeux politiques, Rainer Rochlitz procédait à une « réévaluation » des liens entre l'art et la société ; alors que la neutralité axiologique est dominante dans la critique, il cherchait à définir des normes, des critères et des jugements à travers une théorie de l'argumentation, ce qu'il nommait une « rationalité esthétique » ; face aux théories politiques libérales ou néo-conservatrices qui opèrent une sorte de neutralisation du social et du politique, il voulait réinvestir ces derniers par des formes de rationalisation qui puissent se réaliser librement. Rigoureux, précis et conséquent, Rainer Rochlitz savait subtilement doser les concepts complexes que requérait une réflexion simultanée sur l'esthétique et le politique – la question axiologique, notamment. Leurs enjeux sont certes différents, mais ils ne sont pas et ne peuvent être étrangers. Réfléchir sur ces deux domaines comme il l'a fait est une entreprise rare, et fondamentale, qui vaut d'être poursuivie.

— Jacinto LAGEIRA

Bibliographie

Ouvrages : R. Rochlitz, Le Jeune Lukács (1991-1916), Payot, Paris, 1983 ; Le Désenchantement de l'art. La philosophie de Walter Benjamin, Gallimard, Paris, 1992 ; Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, ibid., 1994 ; L'Art au banc d'essai. Esthétique et critique, ibid., 1998 ; Feu la critique. Essais sur l'art et la littérature, La Lettre volée, Bruxelles, 2002.

Direction d'ouvrages et contributions : R. Rochlitz, Théories esthétiques après Adorno, Actes Sud, Arles, 1990 ; Habermas. L'usage public de la raison, P.U.F., Paris, 2002 ; « Otto Dix entre vérité et allégorie », in Otto Dix, dessins d'une guerre à l'autre, catal. expos., Galimard-Centre Georges-Pompidou, 2003

R. Rochlitz & C. Bouchindhomme, Temps et récit de Paul Ricœur en débat, Cerf, Paris, 1990 ; L'Art sans compas. Redéfinitions de l'esthétique, ibid., 1992 ; Habermas, la raison, la critique, ibid., 1996.

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Écrit par

  • : professeur en esthétique à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art

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