RAISON (notions de base)
Les historiens de la philosophie sont très nombreux à avoir décrit la mutation intellectuelle qui s’est produite sur le sol de la Grèce antique comme un combat du « logos » contre le « muthos », autrement dit (en se souvenant que le mot grec logospossède de multiples significations) de la raison contre le mythe, de l’explication rationnelle contre le récitreligieux.
Dans son dialogue le Phédon, Platon (env. 428-env. 347 av. J.-C.) met dans la bouche de Socrate (env. 469-399 av. J.-C.) le choc intellectuel que ce dernier éprouva en lisant une formule attribuée à Anaxagore (env. 500-428 av. J.-C.) : « C’est en définitive l’Esprit (le nοûs) qui a tout mis en ordre, c’est lui qui est la cause de toutes choses. » Platon nous présente un Socrate en quelque sorte « réveillé » par l’affirmation d’Anaxagore, qui lui apparut comme « l’homme capable de lui enseigner la cause, intelligible à son esprit, de tout ce qui est ».
Même si Socrate avoue sa grande déception de n’avoir plus retrouvé trace de cet « Esprit » dans les explications des phénomènes naturels fournies par Anaxagore et ses contemporains, il n’est pas excessif d’affirmer que ce passage du Phédonrésume remarquablement ce qu’au xixe siècle Ernest Renan (1823-1892) qualifia de « miracle grec ». S’agit-il réellement d’une mutation inexplicable de l’esprit humain ? Ou, au contraire, peut-on avancer certaines hypothèses afin de comprendre en quoi la Grèce du ve siècle a pu orienter l’humanité dans une direction qu’elle n’a plus quittée depuis ?
Une interrogation sur le langage
Restons en compagnie de Platon, lui qui construit le premier grand édifice rationnel de l’histoire des idées. S’il parvient à le faire, c’est sans doute parce qu’il a été éclairé par Socrate, mais c’est surtout parce qu’il est aussi le premier philosophe à réfléchir sur les relations qui existent entre le langage et la pensée. L’esprit est perdu devant l’infinité des réalités particulières toutes différentes les unes des autres. Or ce qui permet avant tout d’unifier cette multiplicité, de la « mettre en ordre » pour reprendre les mots d’Anaxagore, c’est le langage. On peut dire des Grecs qu’ils furent les premiers à s’étonner de parler, et de Platon qu’il fut celui qui, par ses dialogues, donna une puissance dramatique à cet étonnement. Alors que, dans leur approche du langage, les sophistes s’efforcent de prendre en compte l’instabilité de ce qui est, Platon, lui, considère les mots comme de précieux indicateurs faisant signe vers ce qui rassemble le multiple. Certes, un mot unique recouvre une série infinie de choses. Certes, un mot n’est pas à lui seul une idée. Mais les mots n’en pointent pas moins la direction dans laquelle nous devons cheminer pour comprendre le monde qui nous environne. Ils « figent » peut-être la réalité, ce que reprocheront au langage de nombreux philosophes après Platon. Mais cet inconvénient est dérisoire en comparaison de ce qu’ils nous apportent.
Aristote (env. 385-322 av. J.C.) va prolonger la réflexion de Platon, en déplaçant les arguments de son maître vers la structure de la phrase, ce qui a fait dire à certains linguistes que la philosophie d’Aristote était une méditation sur la grammaire. Ainsi le sujet de la phrase, susceptible de recevoir de multiples attributs, reste identique, quels que soient les qualificatifs qu’on lui accole. L’arbre peut être vert au printemps et jaune à l’automne, il demeure le même arbre. À partir du sujet de la phrase, on peut bâtir la notion de « substance » qui sera l’une des catégories majeures de la métaphysique d’Aristote. La généralité du langage incite à l’abstraction et, grâce aux mots, on peut ramener à l’unité la diversité du monde perçu.
Pour Platon, comme pour Aristote, il ne saurait y avoir de[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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