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RAISON (notions de base)

Les limites de la raison

Disciple de Galilée, Descartes (1596-1650) comprit mieux que son guide la puissance contenue dans la connaissance rationnelle de la nature. Grâce à la science, nous pourrons « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », écrit-il dans la sixième partie du Discoursde la méthode(1637). Un autre complément apporté par Descartes consiste à prendre au pied de la lettre la formule galiléenne d’une nature qui serait « écrite en langage mathématique ». Au sein de cette nature se trouvent les corps vivants et, si l’on a pour ambition d’expliquer rationnellement l’ensemble de la nature, il convient d’appliquer au vivant la logique mécaniste qui vaut pour les étoiles et la matière inanimée. Notre raison exigerait donc que l’on conçoive les vivants comme de simples horloges dont le savant démonterait les rouages.

Au siècle suivant, Emmanuel Kant (1724-1804) constatera l’échec du programme cartésien. Il est définitivement impossible selon lui de considérer les corps comme des horloges et les animaux comme de simples machines. Les êtres vivants constituent des objets inclassables. Ils ne répondent ni à la logique « déterminante » (ou causale) qui règne sans partage dans les sciences, ni à la logique finaliste (ou « causalité finale ») qui organise notre pratique, autrement dit la logique à laquelle a recours un être libre qui, seul, a la capacité de faire précéder son action d’une intention non déterminée par la situation antérieure.

En effet, le vivant possède des capacités dont aucun mécanisme ne saurait rendre compte :

– la capacité de se reproduire, c’est-à-dire de produire un être semblable à lui-même ;

– la capacité de se construire lui-même, sans avoir besoin d’un « ouvrier » extérieur à lui pour agencer les pièces qui le constitueront ;

– la capacité de se « réparer » lui-même, grâce à une relation « formatrice » qui lie les parties au tout de manière organique et qui est absolument spécifique du vivant.

Il est donc rigoureusement impossible d’assimiler un être vivant à une montre. Seul le mécanisme strict, appliqué aussi loin qu’il est possible, garantit une connaissance objective des êtres vivants : sur ce point Descartes ne s’est pas trompé. Mais un jugement étranger au mécanisme, que Kant, dans sa Critique de la faculté de juger (1790), va qualifier de « téléologique », est la condition de possibilité d’une explication mécaniste. Le jugement téléologique avance que la forme de l'objet nous apparaît nécessitée par une fin naturelle. Prenons l’exemple de l’œil. Si nous gommons le fait que l’œil est « fait » pour capter des images, il nous demeure strictement incompréhensible. Certes, le jugement téléologique ne nous apporte aucun savoir sur l’œil mais, sans ce jugement préalable, aucune interrogation de type mécaniste n’est possible.

Certains pourraient imaginer que cette téléologie est un stade provisoire de la connaissance qu’un savoir plus approfondi permettra de dépasser. Kant montre au contraire avec brio qu’elle est indissolublement liée à la raison. L’épistémologue Georges Canguilhem (1904-1995) rejoint cette conviction dans son livre La Connaissance de la vie (1969) : « Le mécanisme peut tout expliquer si l’on se donne des machines, mais le mécanisme ne peut pas rendre compte de la construction des machines. Il n’y a pas de machine à construire des machines et on dirait même que, en un sens, expliquer les organes ou les organismes par des modèles mécaniques, c’est expliquer l’organe par l’organe. Au fond, c’est une tautologie… »

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Écrit par

  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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