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RAISON

La raison et l'expérience

On raconte que Diogène, pendant l'exposé d'un philosophe de l'école de Parménide, se serait tranquillement mis à marcher à travers la salle. Sans doute n'est-ce pas là une réfutation digne d'une philosophie, laquelle exige d'être traitée sur son plan, celui du discours cohérent et de la raison ; la réaction n'en est pas moins compréhensible : elle indique que la cohérence du discours, surtout lorsqu'elle signifie la fin de tout ce que les hommes ont habitude de considérer comme discours, n'est pas, à elle seule, capable de constituer le critère de ce qu'on appelle raisonnable. Aussi à l'absolutisme de la raison ainsi conçue s'opposera, profitant d'ailleurs de cet enseignement, une philosophie (antiphilosophie du point de vue de l'éléatisme), une pensée qui se veut de ce monde, du monde de tous les jours, celui de la conscience commune et des intérêts de tout le monde.

Des sophistes à Socrate

Les sophistes expriment cette façon de penser. D'une part, ils s'adonnent à l'enseignement des techniques au sens le plus large (l'un d'eux se présente à Olympie dans un costume d'apparat dont il a façonné lui-même toutes les pièces, jusqu'à la bague qu'il porte à son doigt) ; d'autre part, ils se présentent comme maîtres du discours, non de celui de la vérité absolue, mais du discours efficace, utile à celui qui veut gagner le peuple, les dirigeants, les juges populaires. Quant à l'Être, quant à ce qui est vraiment, Gorgias, précisément en acceptant les thèses éléatiques, s'en débarrasse : rien n'existe, déclare-t-il, en prenant pour critère celui de Parménide ; si quelque chose existait, nous ne pourrions le saisir ; si quelqu'un pouvait le saisir, son savoir serait incommunicable. Ce qui signifie, non point que Gorgias ait nié toute réalité, mais qu'au contraire il rejette ce qui s'oppose à la reconnaissance de la réalité de la vie ordinaire et qu'il fait de la fausse réalité de Parménide la seule qui compte.

Rhétorique et politique, les discours de celui qui a un litige et de l'homme politique chassent ainsi la recherche de toute vérité désintéressée, c'est-à-dire qui soit sans effet sur le plan de l'action. Ce n'est pas que les sophistes soient ennemis de tout enseignement ; au contraire, ils se présentent comme maîtres de sagesse (et se font payer cher leur enseignement, ce qui les exposera au mépris de Platon). Mais cette sagesse s'éprouve et se prouve dans l'action devant les tribunaux et à l'Assemblée. L'homme, certes, est doué de raison, il n'agit pas instinctivement comme l'animal, il fait des plans, il distingue entre un bien et un mal, il pense. Mais le ressort de cette pensée n'est pas la pensée elle-même, le pur désir de connaître ce qui est, c'est la passion, c'est la volonté de puissance et de jouissance. Il est vrai que seuls les extrémistes prêchent l'évangile de la violence et de la ruse, réservées aux natures supérieures ; les grands maîtres affirment qu'ils défendent la morale civique et travaillent pour le bien des cités : ils ne fournissent que les moyens de convaincre les hommes de leurs vrais intérêts, et tel d'entre eux déclare que son frère médecin, seul qualifié pour guérir un malade, a cependant besoin de lui et de sa technique pour convaincre ce malade de se soumettre au traitement, d'agir raisonnablement ; ils tâchent, non toujours avec succès, de ne pas froisser les sentiments religieux, quoique cultes d'État, lois particulières, traditions morales ne soient pour eux que des conventions humaines toujours modifiables et sans fondement dans la nature. Seul est naturel le désir ; mais le désir non éclairé par la raison est toujours en danger de se fourvoyer[...]

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Platon - Athènes - crédits : AKG-images

Platon - Athènes

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