RAISON
La raison transcendantale
Cette raison s'abstient donc, elle se déclare sceptique, dès qu'il est question de ce qui est au-delà du sensible, du donné. Or la saisie pensante du donné n'est pas donnée elle-même, elle est élaborée. Cela est vrai de la science même, qui parle réellement de la nature, mais à l'aide de la mathématique qui est une création de l'esprit humain. Cela est vrai, et plus visible, quand on regarde des concepts comme ceux de substance, de cause, de réalité, qui, loin d'être tirés des données sensibles, en rendent seulement possible la structuration. Bien plus, et en un sens bien plus important, cela est vrai dans un domaine qui nous concerne au plus profond de notre existence : nous ne pouvons nous empêcher de chercher un sens à notre vie et au monde dans lequel nous vivons – et ce sens des faits n'est pas un de ces faits : nous sommes bien obligés de nous orienter, de prendre des décisions en cherchant, consciemment ou non, non une des règles qu'offrent les différentes traditions existant empiriquement, mais une règle qui soit la même pour tous, afin qu'une morale raisonnable, c'est-à-dire universelle, puisse nous guider vers un bonheur qui ne dépende pas des accidents de ce monde et que nous soyons en droit d'espéré en proportion avec notre effort moral, dans un monde situé au-delà de celui de l'expérience sensible.
Kant et l'universalité de la raison
On a dit avec juste raison que tous les motifs de l'histoire de la pensée philosophique se rejoignent dans la pensée de Kant, qui est déterminée par cette tension-unité du sensible et du suprasensible. En effet, non satisfait de l'empirisme sensualiste et sceptique, Kant en maintient toutes les affirmations, rejetant seulement ses négations. Il est convaincu que la métaphysique traditionnelle, celle des xvie et xviie siècles, est intenable, que c'est elle-même qui pousse au scepticisme, et il soutient en même temps qu'aucune pensée humaine qui veut se comprendre ne peut renoncer à la recherche d'un inconditionné, d'un absolu, d'un fondement inaccessible au discours discursif, à la science du sensible, et pourtant plus réel que tout ce qui est donné à nos sens et à une pensée qui ne fait qu'organiser ce donné. L'homme est un être qui agit dans le monde, qui s'organise dans des sociétés et des États, parce qu'il a des intérêts concrets, parce qu'il est intéressé ; et ce même être aspire à une justice qui soit vraiment divine, divine déjà sur terre en ce qu'elle reconnaisse la valeur absolue de tout individu, divine dans un au-delà qui apporte la récompense à celui qui, au mépris de ses intérêts, de ses penchants, de cette nature sensible dont il ne se défera jamais, a cherché cette justice dans cette vie. Science, morale, religion, politique, cosmologie, tout doit être pensé par la raison dans un système qui ne néglige aucune des expressions qu'ont trouvées les aspirations les plus profondes des hommes.
Si l'humanité ne s'est pas comprise jusqu'ici, si elle ne s'est pas entendue avec elle-même, c'est qu'elle avait employé un concept doublement ambigu de la raison. Sans doute, la raison est une ; mais elle l'est sous des aspects différents. Elle pense le monde, elle vise l'action. Théorique, elle est discursive et est installée, sous le nom d'entendement, dans le fini des connaissances scientifiques, toujours particulières et partielles ; elle serait vide si elle ne recevait pas des sens une matière qu'organisent ses concepts en objets de connaissance, mais qu'ils ne créent pas : son activité, en soi pure spontanéité, ne devient effective que sur fond de passivité. Il n'en est pas de même quand elle ne cherche plus les déterminations des objets particuliers à l'intérieur du monde, mais se met à penser[...]
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Écrit par
- Éric WEIL : professeur à l'université de Nice
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