ELLISON RALPH (1914-1994)
L'expérience de l'homme noir
En 1936, à New York, Ellison avait rencontré le pionnier d'une littérature romanesque noire, Richard Wright, qui l'avait encouragé à écrire. Mais en dépit de son admiration pour ce dernier et de ses propres convictions marxistes, il lui était impossible de cautionner la réorientation de la protestation raciale vers une revendication sociale et politique à caractère international. Transmises clandestinement, façonnées à l'encontre du pouvoir blanc, la culture, l'histoire et l'identité noires ne pouvaient toutefois s'abstraire de la conjoncture nationale. Outré par les fausses illusions et la trahison du Parti communiste dans les années 1940, Ellison finit par prendre ses distances pour s'engager plus avant sur le terrain littéraire. S'écartant de toute propagande manifeste, de tout engagement réaliste trop éloignés de la volonté d'endurance et de dépassement qu'il percevait dans le blues, Ellison revendiquait le caractère « expérimental » de son écriture. Ainsi, dans son roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, le parcours picaresque de l'homme invisible, du Sud au Nord, s'accompagne d'une progression du récit vers sa propre genèse, de la surface des mots jusqu'aux profondeurs lumineuses de la voix. Dans un premier temps, les masques métaphoriques (la blancheur, l'électricité, l'argent) dénoncent ironiquement, au niveau du style, la manipulation dont le jeune protagoniste est victime tout au long de sa course aveugle et anonyme d'une identité à une autre. Mais au terme de son parcours initiatique, un soir d'émeute, le héros fuit la « Confrérie » qui l'avait engagé et les nationalistes noirs qui l'accusaient. À la « frontière » de Harlem, tombé dans une cave à charbon, il brûle ses faux papiers d'identité pour éclairer la « musique de son invisibilité » : il transforme les masques qu'on lui a imposés en pouvoir créateur. Et s'il envisage alors un retour responsable à l'action collective, c'est parce que la colère vibre sous le projet artistique et humaniste de l'auteur.
En effet, d'un autre côté, et en dépit des accusations que les nationalistes noirs et le Black Power lancèrent contre l'auteur dans les années 1960, l'entreprise esthétique d'Ellison est porteuse de revendications ethniques. Mais c'est à travers le langage que l'écrivain entend à la fois exprimer la mémoire de sa communauté et réveiller l'Amérique à sa conscience originelle. Ainsi, rappelant que ce sont les Noirs qui ont donné à la langue américaine sa richesse verbale, son incomparable énergie créatrice, ses merveilleuses ressources comiques, Ellison affirme que dans une société plurielle et protéiforme, soumise aux déchirures d'une rapide mutation, l'« idiome noir-américain » représente une inestimable source de cohésion pour le pays : l'expérience de l'homme noir, recréée par l'art, demeure une mise à l'épreuve et une garantie morale pour la nation.
Le « territoire » merveilleux d'une entente possible, vierge de toute distinction raciste, s'esquisse alors dans la poésie très sensorielle que l'auteur associe à l'enfance dans le Sud, ce lieu paradoxal de la dépossession et de la reconnaissance. Dans le superbe recueil de nouvelles, Flying Home and Other Stories (1996), et dans le roman inachevé, Juneteenth (1999), que John Callahan a reconstitués après la mort de l'auteur en 1994, Ellison revient sur le pouvoir qu'a la musique de ramener ceux qui ont cru s'élever loin de toute mémoire au « pays » de leurs origines. Juneteenth, laissé en devenir après quarante années de réflexion, est un appel-et-répons, mêlant la mémoire et le rêve, le « je » et le « il », pour esquisser les retrouvailles[...]
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Écrit par
- Nathalie COCHOY : maître de conférences
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Autres références
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ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Marc CHÉNETIER , Rachel ERTEL , Yves-Charles GRANDJEAT , Jean-Pierre MARTIN , Pierre-Yves PÉTILLON , Bernard POLI , Claudine RAYNAUD et Jacques ROUBAUD
- 40 118 mots
- 25 médias
...limites que pose le manifeste de Wright en réclamant une littérature qui rende compte de la diversité de la condition noire et de sa complexité. Plus tard, Ralph Ellison lui emboîte le pas en s’opposant lui aussi à l’injonction naturaliste. Son ouvrage Homme invisible, pour qui chantes-tu ? (1952) fait...