RATIONALITÉ, sociologie
Au xxe siècle, le concept de rationalité a dû faire son deuil des implications optimistes qui avaient pu être associées à l’idée de raison à partir de la philosophie des Lumières : l’affranchissement de l’homme par rapport à un « état de tutelle » (Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784), le progrès illimité des connaissances et des sociétés, la victoire sur l’obscurantisme. La dynamique rationnelle est suspectée de se retourner en son contraire (Theodor Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la raison, 1947) et de déboucher sur des formes d’oppression politiques, économiques et sociales consacrant la victoire d’une « rationalité instrumentale » et une substitution définitive du quantitatif au qualitatif : totalitarisme, capitalisme machinisé, bureaucratisme.
En sociologie, c’est essentiellement autour de l’œuvre de Max Weber que se cristallise la controverse : il est parfois présenté comme le dernier héraut d’une rationalité occidentale qui aurait connu son assomption avec le triomphe de l’économie capitaliste. Les postcolonial ou subalternstudiesvoient dansla singularité attribuée par Weber à la rationalisation capitaliste occidentale une forme typique d’ethnocentrisme. C’est ignorer la vision foncièrement pessimiste qui caractérise l’approche wébérienne de la rationalité impersonnelle et déshumanisée du capitalisme, mais aussi d’une rationalité bureaucratique qui fait « de chaque travailleur un rouage et le destine […] à ne plus se poser qu’une seule question, celle de savoir si ce petit rouage peut en devenir un plus grand ». Loin de constituer des prérogatives exclusives de l’Occident, les facteurs dont la conjonction seule a donné naissance, selon Weber, à la spécificité du capitalisme occidental ont souvent connu ailleurs un développement aussi poussé, en particulier le rationalisme intellectualiste que l’Inde, notamment, a porté à ses sommets dans bien des domaines (Hindouisme et bouddhisme, 1915). Postulant une pluralité irréductible des sphères de rationalisation et l’existence de temporalités et d’espaces distincts propres à chacune d’elles, Weber rompt sans hésitation avec le continuisme évolutionniste. L’idée – logique – d’un universalisme de la raison, héritée du rationalisme, n’obère pas le constat de l’existence de multiples déclinaisons de la rationalité selon les cultures, entre lesquelles le sociologue se refuse à « établir des différences de valeur » (Remarque préliminaire, 1920).
Plurielle, la notion de rationalité inclut également l’idée non pas d’une totalité close mais d’une incomplétude fondamentale ; elle se définit par ses limites, dans le prolongement de la philosophie critique kantienne, qui avait restreint le domaine de la connaissance aux « phénomènes » et pris acte de l’impossibilité d’accéder aux « choses en soi ». La science moderne se construit à partir du renoncement au projet de mettre au jour des vérités absolues et des conclusions « infalsifiables » : c’est là une « donnée inéluctable de notre situation historique »(La Science, profession et vocation, 1917). Pour Weber, ce n’est pas la pensée rationnelle, mais la pensée « magique »qui aspire à une systématisation absolue du savoir : gouvernée par la notion d’efficacité, elle vise à maîtriser les actions humaines et surnaturelles par l’instauration d’un type d’échanges ritualisés, au résultat invariable, garantissant une intelligibilité maximale des causes et des effets. Ce que Weber appelle le « désenchantement du monde », à savoir, dans une traduction littérale du terme allemand (Entzauberung der Welt), la « rupture avec la magie » (initiée par le judaïsme ancien et radicalisée par le protestantisme puritain), consiste notamment dans la rupture avec un tel système intégral de la causalité[...]
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Écrit par
- Isabelle KALINOWSKI : directeur de recherche au C.N.R.S.
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