RAVEL (J. Echenoz)
Est-ce une tentative biographique ? N'en est-ce pas une ? Qu'espérer, dans ce domaine si particulier, en cent vingt-huit pages ? Surtout lorsque le sujet étudié n'était pas vraiment extraverti et n'avait pas pour habitude de multiplier les confidences ? Que faire, surtout, depuis que l'ouvrage magistral de Marcel Marnat (Maurice Ravel, Fayard, Paris, 1986) a, semble-t-il, réglé, pour le moment, la « question Ravel » ?
Jean Echenoz est romancier. Et ce n'est pas un hasard si son livre porte, en couverture, la mention « roman » (Les Éditions de Minuit, Paris, 2006). La première phrase en donne le ton : « On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. » Anodine, générique, banale. En apparence seulement. Car, sous ses airs de neutralité, elle est sournoise. Pourquoi s'en veut-on ? « ... il est dommage d'abandonner l'eau tiède et savonneuse... pour l'air brutal d'une maison mal chauffée. » Qui éprouve ce sentiment ? Un individu « de petite taille » qui n'enjambe la baignoire que difficilement, dans la salle d'eau de sa maison de Montfort-l'Amaury. Maurice Ravel, un compositeur renommé qu'attend, en ce jour de 1927, son amie la violoniste Hélène Jourdan-Morhange pour le conduire à Paris, gare Saint-Lazare ; de là, il prendra le train du Havre, où il doit s'embarquer sur le paquebot France pour une tournée américaine qui s'avérera triomphale.
Echenoz a choisi de retracer les dix dernières années de la vie du compositeur du Boléro – un air aujourd'hui joué tous les quarts d'heure dans le monde, qui rapporte à la S.A.C.E.M. des droits phénoménaux. Croqué d'un verbe incisif, le portraituré conserve une partie de son mystère. Le portraitiste, lui, dédaignant tout effet de style, est habité par la nécessité qui fait le véritable écrivain. Pas une ligne, pas un mot, pas une virgule qui ne soit à sa juste place, selon un ordre qui ne supporterait pas le moindre dérangement, et que toute modification, aussi minime soit-elle, détruirait impitoyablement. Plus que de peinture, c'est de photographie qu'on aimerait parler ici, de ces merveilleux clichés en noir et blanc où chaque geste est saisi dans l'instant – ce que renforce l'emploi du présent. « Penché vers les rails, Ravel allume une gauloise avant d'extraire d'une poche de son pardessus L'Intransigeant qu'il vient d'acheter au kiosque, faute d'avoir pu trouver Le Populaire, qui est son organe de presse habituel. »
Un détail en amène un autre. Ainsi, du bateau, on saura tout. « Quant au paquebot France, deuxième de ce nom, à bord duquel Ravel va s'en aller vers l'Amérique, il a encore neuf ans d'activité devant lui avant d'être vendu aux Japonais pour démolition. » Suit une description quasi clinique, y compris le nombre de passagers transportés, avant que l'on ne pénètre à l'intérieur du bâtiment. Et que l'on revienne, via le confort qui les attend, vers les heureux élus qui se trouvent à bord, parmi lesquels cet homme que certains reconnaissent. « Il y a de quoi, et c'est assez normal : il est à cinquante-deux ans au sommet de sa gloire, il partage avec Stravinsky le rôle de musicien le plus considéré du monde, on a pu voir souvent son portrait dans le journal. C'est assez normal aussi vu son physique : son visage aigu rasé de près dessine avec son long nez mince deux triangles montés perpendiculairement l'un sur l'autre. » La finesse de la vision ne masque pas ce qu'elle peut avoir de cruel.
Qui attend une hagiographie sera déçu : l'homme est vu, ici, avec une objectivité qui ne cherche pas à cacher ce qu'il peut porter en lui de faiblesses. Il arrive au dandy tiré à quatre épingles, qui soigne sa garde-robe (il a emporté pas moins de vingt-cinq vêtements de nuit[...]
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Écrit par
- Michel PAROUTY : journaliste
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