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ARON RAYMOND (1905-1983)

Pluralisme et libéralisme

Y a-t-il une rationalité historique ? Un sens de l'histoire, une ruse de la raison ne sauraient s'entendre que dans une perspective infinie et pour la totalité achevée de l'humanité. Ici et maintenant, les conduites individuelles ou celles des groupes déterminés ne se réfèrent qu'à une rationalité partielle (elles visent une fin) et ne définissent pas un plan universel. Au pluralisme des sujets, qui affecte de relativité le sens de l'événement, s'ajoute le pluralisme des responsables, qui relativise la finalité de l'action. Comme le remarquait Hassane Ajerar (1984), l'aronisme doit se comprendre comme un pluralisme radical : l'historicité n'y accède à une certaine objectivité que dans un monde polycentrique.

Le problème consiste à saisir dans quelle mesure la multiplicité référentielle dérive du libéralisme affirmé par Raymond Aron ou lui sert de fondement. Dans un article intéressant, Alain Bloom écrit : « Le libéralisme d'Aron était celui de Locke, Montesquieu, John Stuart Mill et, dans une certaine mesure, Tocqueville » (« Le Dernier des libéraux », trad. franç. P. Manent, in Commentaire, no 28-29, pp. 174-181). La réserve s'explique par le silence gardé par l'auteur sur la disparition de l'aristocratie. C'est trop oublier qu'il a souvent défendu les élites, soit directement, soit par l'intérêt montré à Élie Halévy.

Raymond Aron s'est longuement, et à plusieurs reprises, expliqué sur la liberté. Principalement dans une étude critique du livre de F. A.  Hayek, The Constitution of Liberty (« La Définition libérale de la liberté », in Archives européennes de sociologie, II, 2, 1961 ; aujourd'hui in Études politiques, pp. 195-215). Hayek voyait dans la liberté une absence de contrainte, susceptible d'engendrer des droits, exprimée par la généralité des lois (un certain niveau de coercition s'imposant aux sociétés) égales pour les gouvernés et les gouvernants qui doivent être membres de la même société politique. Aron approuve et limite son approbation. Parlant des critères de la liberté, il écrit : « Aucun, à lui seul, n'est décisif mais tous ensemble suggèrent un idéal : celui d'une société où l'État laisserait aux initiatives individuelles une marge de manœuvre aussi large que possible... » Mais il agrandit la portée de ces remarques en craignant qu'il n'y ait danger de tyrannie à vouloir dépasser dès aujourd'hui, ou en tout cas trop vite, la souveraineté des États-nations : il y a un risque de contrainte par un seul décideur mondial.

Le libéralisme de Raymond Aron ne doit pas s'entendre, par conséquent, comme une défense des pouvoirs intermédiaires (la trifonctionnalité du pouvoir chez Montesquieu n'est pas un polycentrisme, même si elle permet l'expression de plusieurs agents de décision) ; elle repose sur un principe fondamental : le sens de l'expérience humaine se formant par la relation d'une multiplicité d'esprits, c'est compromettre ce sens et l'humanité elle-même en nous que de viser sans discernement une unification sans limite.

L'option en faveur du libéralisme ne se distingue pas de l'analyse épistémologique : l'analyse de la connaissance et les choix axiologiques dérivent d'une source identique. L'engagement du spectateur s'inscrit déjà en filigrane dans la critique qui limite l'objectivité de la vision. On serait malvenu de s'étonner d'une carrière où apparaissent des ouvrages théoriques, des enquêtes sociologiques, des études d'histoire contemporaine : une même intention les anime. Et, quelle que soit l'urgence des situations, on lui attribuerait à faux de très extérieures divergences. Réfugié à Londres durant l'Occupation, Raymond Aron prend le temps de rédiger les[...]

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