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LULLE RAYMOND (1233 env.-1316)

La doctrine lullienne

Entre le non-être et l'être : l'agir

L'expérience pluriconfessionnelle de Lulle l'amène à fonder sa doctrine sur des critères philosophiques qui puissent être acceptés par les trois grandes religions du Livre. Sa conviction d'avoir reçu d'en haut, par une faveur spéciale de la divinité, sa méthode de raisonnement explique qu'il ne sente presque jamais le besoin de mélanger à son discours des arguments empruntés explicitement à d'autres philosophes, ou aux théologiens. Il greffe néanmoins sa réflexion sur les raisonnements formant l'axe de la tradition augustiniano-anselmienne ; mais, en les faisant siens, il y introduit trois nouveautés différentielles : la théorie des « dignités », celle des « corrélatifs », la notion d'agentia.

Par les dignités, il explique l'unité divine, mais raisonne sur la diversité intrinsèque de l'agir divin et sa pluralité extrinsèque. Grâce à la théorie des corrélatifs, il décompose l'action, quelle qu'elle soit, divine, humaine, matérielle, en trois constitutifs – l'« agissant », l'« agible », l'« agir » –, dont elle est le point de convergence et qui constituent le nexus de l'être ; il prétend ainsi subordonner à l'agir l'être lui-même et l'exister. L'être, n'ayant de statut qu'agissant, apparaît dans la philosophie lullienne comme discontinu ; et le non-être, sous l'apparence du non-faire, y sera doué d'une « réalité » toute particulière. Au fond des explications que Lulle propose de l'agir souverain, de l'agir humain et de l'agir naturel, il y a toujours un combat entre l'être, qui entend demeurer, et le non-être – dont toute chose est tirée –, qui entend réabsorber les étants dans une otiositas totale.

Ce tiraillement donne à toute la philosophie lullienne une couleur particulièrement dramatique. La trilogie divine, elle, est pur agir. La trilogie humaine, ou n'importe quelle trilogie créée, lorsqu'elle est véritablement, n'est qu'agir, mais les inactions réduisent au non-être l'inactif. La nature, subordonnée à l'homme, peut être condamnée à l'oisiveté anéantissante lorsque celui-ci la détourne de sa propre finalité. Et l'homme lui-même ne peut jamais dominer totalement son penchant co-essentiel pour le retour au non-être dont il est sorti. Le drame de la situation de l'homme, à mi-chemin entre l'être et le non-être, est manifeste. Et, par conséquent, est manifeste aussi l'altérité infinie de l'Autre dans la mystique lullienne : le néant dont l'homme est porteur ne saurait se confondre, s'unifier avec l'Agissant plus que parfait, c'est-à-dire Dieu.

Ainsi, le fin mot de la mystique de Raymond Lulle est l'établissement d'un rapport purement agentiel entre la créature et le créateur, et ce rapport est établi par la parole et par elle seule, au-dessus d'une infinie distance. Car la parole, formulée par l'agir trilogique qu'est l'homme, est la seule réalité qui échappe totalement au non-faire, la seule donc qui convienne à la perfection de la suprême trilogie. Par cette sauvegarde farouche de la distance entre Dieu et l'homme et par cette vision d'un dynamisme outrancier (qui va bien au-delà d'un simple trinitarisme) – tout aussi bien que par l'insistance sur le rôle des épiphanies divines (les « dignités »), sur l'universelle positivité d'un néant qui précède l'être et l'absolue négativité d'un néant qui l'annihile –, l'œuvre de Lulle, tout en demeurant chrétienne, manifeste franchement sa vocation d'intégrer certains types de réflexion musulmane et juive.

La médiation de l'homme

Cette synthèse suppose un cheminement[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite de philosophie politique, universités de Paris-I et de Toulouse-II

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