QUENEAU RAYMOND (1903-1976)
Première prose, premiers vers
Raymond Queneau reprenait volontiers à son compte la remarque de La Fontaine : « J'écris des poèmes comme un pommier produit des pommes. » On pourrait étendre cette image à l'ensemble de son œuvre. En effet, celle-ci a poussé, dans une époque bien précise, dans une terre littéraire parfaitement définie : elle est le fruit de cette époque et de ce sol. Mais elle se développe à sa manière, sans se laisser influencer par les va-et-vient de la mode : le goût de ses pommes dépend évidemment du terroir et du climat, mais elles ne sentiront jamais l'orange ni le melon.
Ce phénomène est assez curieux pour qu'on s'y arrête un instant : Queneau est le seul écrivain qui, ayant fréquenté le groupe surréaliste (orthodoxe) pendant cinq ans, n'en ait retenu aucune influence. Bien mieux : il en a tiré la conviction définitive que ce n'est pas du tout comme cela qu'il convenait d'écrire. Les auteurs qui, dès ce moment-là, l'ont le plus directement influencé sont Flaubert, Joyce et Faulkner. Quelques poèmes, pourtant, plus tard recueillis dans Les Ziaux, peuvent faire songer à l'approche discrète d'un univers rêveur.
En fait, le premier ouvrage publié par Raymond Queneau, Le Chiendent (1933), manifeste sans ambiguïté deux préoccupations profondément étrangères aux surréalistes et qui ne l'abandonneront jamais : le souci de la construction romanesque et l'attention méthodique portée au langage (il faudrait dire : aux langages). Le Chiendent est né d'un projet singulier : celui d'une transposition du Discours de la méthode en français moderne. Bien entendu, il ne reste à peu près rien de cette chimère initiale, hormis l'illustration romanesque, subtile et délectable, du Cogito ergo sum.
Il est impossible de résumer l'intrigue du Chiendent, roman touffu où foisonnent les personnages, où s'enchevêtrent les situations. Une partie de l'histoire tourne autour d'une porte mystérieuse, détenue par un sordide brocanteur, puis court derrière un hypothétique trésor. Dès ce premier roman, Queneau met au point un style « parlé » qui lui est déjà personnel, différent de celui de Céline (qui, d'ailleurs, n'est qu'à lui) et de celui de la rue (qui, d'ailleurs, n'est pas un mais mille). En fait, il faudrait préciser davantage : le style de Raymond Queneau ne réside pas tant dans une forme, syntaxique et lexicale, du français populaire que dans la façon très nuancée dont il introduit ledit français populaire dans une langue fort bien écrite, et même sévèrement châtiée. Cet apport de tournures et de vocables nouveaux présente deux avantages, entre autres : un enrichissement du matériau dont dispose l'écrivain ; de multiples possibilités de ruptures de ton.
Ces ruptures de ton sont nécessaires à Raymond Queneau, d'abord parce que c'est un procédé qui l'amuse, mais surtout parce qu'elles s'intègrent fort bien à son souci d'une construction très élaborée. Le « plan » du Chiendent n'a aucunement été confié au hasard : quatre-vingt-onze sections (13 × 7), dont chacune occupe une place parfaitement définie ; entrées et sorties des personnages, déroulement des péripéties, développement des situations, tout est soumis à des règles d'arithmétique (élémentaire) et de symétrie.
Un tel projet aurait pu donner, entre les mains d'un écrivain médiocre, un roman sec et plat. Raymond Queneau en a fait un chef-d'œuvre d'intelligence et de grâce, de drôlerie, de tendresse et de cruauté.
Le premier recueil de vers de Queneau, Chêne et chien, a été publié en 1937. C'est un ouvrage curieux, dans lequel on trouve des souvenirs d'enfance et de jeunesse, le récit d'une psychanalyse puis celui d'une fête au village. Dans ce recueil,[...]
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