ROUSSEL RAYMOND (1877-1933)
Bric-à-brac
La complexité de ses livres est grande, son style parfois aride, sa méthode de création singulière : mais de Roussel il faut avant tout retenir qu'il est un conteur et un poète merveilleux. Son univers est fondé sur l'hétéroclite : le cirque et les spectacles de foire ou de magie aussi bien que la culture classique ; Hérodote et Watteau comme le tarot de Marseille. Il nous révèle des épisodes inconnus de la vie de Lope de Vega, de Lavoisier ou de Wagner, tout cela traité avec la désinvolture qui lui permet d'écrire un faux texte de Voltaire sans aucun souci du pastiche (L'Allée aux lucioles), d'inventer une version “inédite” de Roméo et Juliette ou de raconter la création par le vieil Haendel aveugle d'un oratorio ignoré, Vesper. Roussel travestit et “carnavalise” ainsi la culture occidentale, qu'il regarde exactement du même œil que l'Afrique. Haendel et Shakespeare sont à ses yeux aussi intéressants, mais pas davantage que les légendes africaines, et l'intéressent de la même façon. La culture, les bibliothèques, les musées, les salles de spectacle sont pour lui un terrain de jeu, une cour de récréation, un cahier de brouillons lui servant à bâtir ses œuvres. En cela, Roussel opère un violent décentrement des perspectives culturelles à l'âge du colonialisme triomphant.
La culture sert aussi à se protéger du monde extérieur : les maisons-musées où vivent les héros collectionneurs de Locus solus ou de L'Étoile au front tiennent la réalité à distance : on peut voir Locus solus comme la tentative de reconstruire une demeure après la mort de la mère, qui, en entraînant la dispersion des mille objets adorés du salon familial, vint accomplir l'exil de l'enfance. Écrire, c'est alors conjurer la perte de l'unité ; les livres cherchent à recoller les morceaux d'un rêve émietté, à distinguer clairement les images errantes, trop mobiles, du gigantesque kaléidoscope qu'est la réalité extérieure : carnaval de Nice envahissant le centre de La Doublure, inépuisable foule parcourant le Paris de La Seine ou des Noces. Les grands romans témoignent aussi de cette dispersion du réel ; constitués d'anecdotes et d'épisodes accumulés, souvent minuscules, ils s'efforcent de les regrouper, de les construire en un ensemble cohérent : Impressionsd'Afrique les ordonne en autant de numéros d'un gala, Locus soluscomme les curiosités disséminées dans le parc ; un spectacle, une promenade permettent d'accéder à une totalité salvatrice pour qui désespérait du réel trop épars.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Patrick BESNIER : professeur à l'université du Maine, Le Mans
Classification
Autres références
-
LOCUS SOLUS, Raymond Roussel - Fiche de lecture
- Écrit par Jean-Didier WAGNEUR
- 923 mots
On connaît l'expression forgée par André Breton pour désigner Raymond Roussel (1877-1933) dans son Anthologie de l'humour noir : « le plus grand magnétiseur des temps modernes ». De Desnos à Leiris, de Jean Ferry à Michel Foucault, l'œuvre de Roussel a été constamment scrutée...
-
BUTOR MICHEL (1926-2016)
- Écrit par Jean ROUDAUT
- 2 924 mots
- 1 média
...n'avait d'existence que littérale, que sa seule vérité était celle de son déroulement, semblèrent des vérités indiscutables. La façon d'envisager l'œuvre de Raymond Roussel peut passer pour la pierre de touche de l'opposition de Michel Butor aux principes d'Alain Robbe-Grillet. En effet, Michel Butor propose... -
CRÉATION LITTÉRAIRE
- Écrit par Gilbert DURAND
- 11 578 mots
- 3 médias
...ancêtre singe-dactylographe qui, par hasard, aurait composé « Le Livre » (Bible). Bien significatif à ce sujet est l'exposé de la « méthode » créatrice de Roussel (Comment j'ai écrit certains de mes livres) : il part d'un noyau presque purement formel et sémantiquement anodin (le fameux : « Les lettres... -
DUCHAMP MARCEL (1887-1968)
- Écrit par Alain JOUFFROY
- 3 873 mots
- 1 média
Deux mois plus tard, Duchamp assiste avec Apollinaire et Picabia à une représentation, au Théâtre-Antoine, des Impressions d'Afrique de Raymond Roussel, qui font scandale par les « machines » saugrenues présentées sur scène, dont une statue en baleines de corset roulant sur des rails en mou de veau.... -
FOUCAULT MICHEL (1926-1984)
- Écrit par Frédéric GROS
- 5 267 mots
- 2 médias
C'est toujours une expérience littéraire, celle de Roussel et de ses procédés d'écriture par production et décomposition de mots (Raymond Roussel, 1963), qui permet à Foucault de construire l'idée d'épistémè dans Les Mots et les choses (1966). Cette fois, il ne s'agit plus de...