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READY-MADE

Des mots aux objets

Si l'on admet cette définition élémentaire, il faut bien entendu se demander aussitôt – ce que font, chacun à sa manière, des auteurs aussi différents que Thierry de Duve, André Gervais, Hector Obalk ou Francis M. Naumann – quels objets manufacturés et/ou usuels ont été choisis par Duchamp, qui seraient devenus de ce seul fait des œuvres d'art. (Acceptons, pour clore d'emblée une discussion qui autrement serait abyssale, qu'une œuvre d'art est ce qui est reconnu socialement comme tel, à la façon dont la littérature était pour Barthes « ce qui s'enseigne sous ce nom »).

André Gervais recense cinquante-six entrées, dans le fluctuant corpus duchampien, où figure le mot Ready-made. On s'aperçoit rapidement que, dans nombre de cas, ce que le terme désigne ne coïncide que très partiellement avec les définitions de la lettre écrite à Suzanne et du Dictionnaire abrégé du surréalisme. Par exemple, lorsqu'un adjectif qualificatif s'adjoint à Ready-made : Duchamp définit Why Not Sneeze Rose Sélavy (1921), une cage de métal remplie de faux morceaux de sucre taillés dans le marbre, comme un « Ready-made aidé ». Cette sculpture, cela va de soi, n'est pas toute faite – il n'y a aucune raison de la distinguer, conceptuellement, des nombreux bricolages poétiques produits par les artistes au xxe siècle. Le « Ready-made réciproque » (« Se servir d'un Rembrandt comme planche à repasser », dit une note de 1916) n'est, lui, qu'une hypothèse littéraire, un paradoxe – à l'image d’autres expressions de Duchamp qui apparient le terme Ready-made à des qualificatifs en droit inappropriés aux objets, sauf licence poétique : « Ready-made malade », « Ready-made malheureux »...

On pourrait multiplier les exemples : si l'on prend en compte toutes les occurrences du mot sous la plume de Duchamp, on ne pourra décider si, comme le fait remarquer Thierry de Duve, le Ready-made est « un objet ou une collection d'objets, un geste ou un acte d'artiste, ou encore une idée, une intention, un concept, une catégorie logique ». L'artiste lui-même prit soin de ne fermer aucune porte. À une journaliste, Katharine Kuh, il déclara en 1961 : « Ce qu'il y a de curieux à propos du Ready-made, c'est que je ne suis jamais parvenu à en donner une définition ou une explication qui me satisfassent pleinement. Il y a encore quelque chose de magique dans cette idée, alors je préfère continuer comme ça plutôt que d'être exotérique à ce sujet. »

Mais le débat s'ouvre démesurément dès lors qu'à la question « Qu'est-ce qu'un Ready-made ? » on se contente de répondre que l'on ne peut pas vraiment trancher. Il n'est pas absurde d'essayer de vérifier si des œuvres existent, signées Duchamp, susceptibles de se conformer à la définition – réductrice mais opératoire – du Ready-made comme objet transmué par choix. En écartant tous les assemblages – et notamment la Roue de bicyclette (1913) que Duchamp ne tient d'ailleurs pas pour un Ready-made dans sa lettre de 1916 –, les évocations humoristico-poétiques (Air de Paris, 1919) et les jeux de langage, on finit par trouver quelques objets a priori usuels, désormais reconnus comme œuvres d'art : un porte-bouteilles, titré Porte-bouteilles, un urinoir de faïence intitulé Fontaine, une pelle à neige nommée In Advance of the Broken Arm, un objet de métal dentelé titré Peigne, une housse de machine à écrire de marque Underwood intitulée Pliant de voyage, une planche de bois hérissée de crochets désignée Trébuchet, un dispositif en bois tourné intitulé Porte-chapeaux.

Par quels mécanismes ces objets, sans doute nécessairement rares (une note de la Boîte verte précise, à l'infinitif : « Limiter le nombre de readymades par[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris

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