READY-MADE
Une fiction logique
Ce n'est qu'au terme de plusieurs décennies que la rumeur du Ready-made orchestrée par Duchamp (« N'importe quel objet peut devenir une œuvre d'art ») a fini par prendre corps et s'incarner dans des objets effectivement exposés. Thierry de Duve énumère méthodiquement dans Résonances du Readymade les conditions de cette réussite qui fait exister désormais dans les musées des accessoires nantis, comme il le dit joliment, d'une « étiquette invisible » précisant « ceci est de l'art ». Il faut, tout d'abord, quelque chose d'assez neutre dans le rôle du « ceci » ; puis un auteur qui, pour la première fois, y attache l'étiquette, un public qui prend note de l'opération, et enfin une « chambre d'enregistrement » (la presse, l'opinion, les institutions) qui garde la mémoire de tout cela – point n'est besoin qu'on croie vraie l'étiquette « ceci est de l'art », il suffit que la proposition soit de notoriété publique.
Ce fut le génie propre de Duchamp de s'assurer que toutes ces conditions seraient remplies. Il prit garde que les objets candidats au statut de Ready-made fussent aussi neutres que possible – pas de vertus intrinsèques, notamment esthétiques, pour venir brouiller la netteté de l'opération (mais tous les accessoires sélectionnés ont cependant en commun d'être des instruments qui agrippent, ramassent ou contiennent, comme s'il les avait intuitivement choisis pour retenir le sens). Il veilla aussi avec soin à la publicité et à l'enregistrement de ses choix d'objets. Tout laisse ainsi à penser qu'il n'a persuadé ses amis américains d'organiser un Salon des artistes indépendants new-yorkais, sur le modèle parisien, que pour pouvoir y proposer Fontaine sous un faux nom, mettre le système en porte-à-faux, et écrire la légende d'un scandale. Un scandale modeste, en 1917. Il existait d'ailleurs des précédents à la plaisanterie : en 1910, Roland Dorgelès avait fait admettre au salon des Indépendants de Paris un Coucher de soleil sur l'Adriatique qui se révéla avoir été peint par la queue d'un âne ; en 1912, Max Pechstein avait accepté de transmettre à la prestigieuse revue Der Sturm des barbouillis délibérés présentés par leurs auteurs comme des tableaux d'avant-garde. Mais Duchamp eut la chance de ne pas duper ses compagnons new-yorkais, et l'adresse de feindre de s'indigner que son canular n'ait pas été pris au sérieux. La farce ratée fut de loin la plus réussie de l'histoire de l'art moderne. L'artiste avait pris date : l'idée que, dans un système sans jury ni récompenses, tout devait et pouvait devenir art, était lancée, il ne fallait que l'entretenir, s'armer de patience pour voir le système se prendre un jour à son propre piège, et trouver dans un musée de peinture des objets sans qualité particulière, au même rang que les œuvres.
En 1964, la patience a payé. Le marchand milanais Arturo Schwarz a proposé d'éditer en série limitée un certain nombre d'objets de Duchamp, dont les sept qui se conforment à la définition canonique, apparemment intenable, du Ready-made. Ce sont ces objets que les visiteurs contemplent – disons « voient » – aujourd'hui dans les musées. Premier constat : ce ne sont en aucun cas des « objets usuels » manufacturés, mais des copies artisanales d'objets usuels autrefois en possession de Duchamp, patiemment mais librement reconstruits à partir de mauvaises photographies prises dans les années 1910. In Advance of the Broken Arm n'est ainsi pas du tout la copie fidèle d'une pelle à neige standard : le manche, de section carrée, est si fin qu'il ne supporterait pas le poids d'une pelletée de neige ! Non des objets donc, mais des maquettes, à l'échelle[...]
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Écrit par
- Didier SEMIN : professeur à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris
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