READY-MADE
Objet ou objection ?
Reste à s'interroger sur le sens de cette fiction devenue réalité. Un des meilleurs spécialistes de l'œuvre de Marcel Duchamp, Jean Suquet– il a consacré sa vie à l'étude du Grand Verre – tient l'aventure du Ready-made pour secondaire, en dépit des déclarations de l'artiste. Jean Clair reconnaît, lui, bien volontiers l'importance historique de l'affaire ; il insiste cependant sur le fait que la charge ironique du Ready-made n'est pas dirigée contre les conventions de l'art bourgeois, mais bien contre l'absence de règles prônée par les artistes modernes – ce sont eux, et non Duchamp, qui ont prôné le « tout est permis ». Pour Thierry de Duve, le Ready-made est emblématique d'une ère nouvelle, dans laquelle nous nous trouvons désormais et qu'il définit comme celle de « l'art en général ». Avant le geste de Duchamp, l'art n'était pas une entité flottante, il s'incarnait nécessairement dans une catégorie : peinture, sculpture, gravure ; depuis Duchamp et son Ready-made, il serait susceptible de s'incarner au sens strict dans n'importe quoi. Pas nécessairement de quoi pavoiser : « [...] je ne suis pas prêt, écrit De Duve, à déclarer que l'urinoir est du grand art. C'est de l'art significatif, hautement significatif de notre culture. Nous vivons dans un siècle où le grand art n'est simplement pas possible, et tous les grands artistes de la modernité, même Manet, ont tissé l'étoffe de leur art de la conscience qu'il en était ainsi ». Hector Obalk, avec André Gervais certainement l'historien qui aura le plus méticuleusement scruté l'histoire factuelle du Ready-made, considère qu'il est logiquement impossible de faire de n'importe quoi une œuvre d'art, mais que Marcel Duchamp aura toute sa vie rêvé aux conditions de possibilité de semblable transmutation. Le Ready-made n'est donc pas pour Obalk une réalité, mais le support métaphorique d'une spéculation philosophique – à l'image de la flèche de Zénon ou du fameux morceau de cire des Méditations métaphysiques (1641) de Descartes. Octavio Paz définit quant à lui le Ready-made comme une « objection » et non comme un objet, mettant l'accent sur le dandysme de son inventeur. C'est plus ou moins autour de ces pistes, et de ce qu'elles mettent en cause du statut de l'auteur, que tournent – sur des modes différents – les travaux d'artistes comme Philippe Thomas (1951-1995), Bertrand Lavier (né en 1949) ou Jeff Koons (né en 1955).
Francis M. Naumann lie le Ready-made à une pensée de la duplication et de la série, et à l'avènement de la société industrielle. L'affaire du Ready-made pourrait en effet être vue comme une question posée par le musée, qui expose des œuvres, aux expositions universelles, qui glorifient des marchandises. Lisons la définition que donne Marx de la marchandise, dans le premier chapitre du premier livre du Capital (1867, trad. franç., 1873, nouv. trad., 1993) : dès qu'une table « entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible. [...] Elle se met sur la tête, face à toutes les autres marchandises, et sort de sa petite tête de bois toute une série de chimères qui nous surprennent plus encore que si, sans rien demander à personne, elle se mettait soudain à danser. » Ne croirait-on pas, en remplaçant – inquiétante hypothèse de synonymie – « marchandise » par « œuvre d'art », lire une définition du Ready-made ?
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Écrit par
- Didier SEMIN : professeur à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris
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