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RÉALISME SOCIALISTE

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Une musique pour le peuple ?

Le réalisme est la conception selon laquelle l'art devrait reproduire le réel. Si le réalisme socialiste, au xxe siècle, toucha tous les pays socialistes ou communistes, c'est en Union soviétique qu'il s'appliqua le plus durement : comme dans toutes les dictatures, les dirigeants s'intéressèrent très rapidement à la culture. Avant même le déclenchement de la révolution russe de 1917, Alexandre Bogdanov avait fondé une organisation culturelle et didactique, la Proletarskaïa Kultura (« La Culture prolétaire »), défendant l'idée de l'existence d'une culture du peuple autonome, fondée sur des actions collectives, à la différence de la culture bourgeoise, qui repose sur des réalisations individuelles.

Si la révolution de 1917 détruisit les mouvements artistiques existants, elle en suscita, par ailleurs, de nouveaux. La vie musicale conserva une grande diversité après la révolution. Si les bolcheviks prirent progressivement une position de force dans les milieux musicaux, tous les ponts avec l'art occidental ne furent pas pour autant coupés et la recherche de nouvelles formes musicales se poursuivit. Dans les années 1920, des compositeurs et des interprètes occidentaux parmi les plus éminents se rendirent en Russie, et la musique contemporaine occupait une place de choix dans les concerts symphoniques et à l'opéra. L'U.R.S.S. d'alors accueillit ainsi Béla Bartók, Darius Milhaud, Paul Hindemith ou Alban Berg, tandis que les œuvres d'Igor Stravinski, d'Arnold Schönberg ou de Serge Prokofiev y étaient régulièrement données.

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Parallèlement à cette vitalité musicale, les tendances révolutionnaires se manifestèrent assez précocement dans les milieux musicaux, sans avoir cependant une grande importance. On assista toutefois, entre 1917 et 1930, à la création de plusieurs organisations, dont certaines allaient avoir une influence marquante sur l'évolution de la vie musicale. L'Association russe des musiciens prolétariens (A.R.M.P., ou R.A.P.M.), qui cherchait à créer une musique destinée avant tout aux masses et répondant aux exigences de l'idéologie communiste, se constitua en 1923. Pour cette association, la pratique de la musique vocale était primordiale et il convenait de créer un genre nouveau, le chant de masse, doté d'une thématique actuelle. Elle s'opposait au moindre signe d'innovation et refusait la nécessité de maîtriser à fond les techniques classiques de composition. Ses membres étaient des musiciens dont les noms sont, pour la plupart tombés dans l'oubli : Alexandre Katalski, Sergueï Potocki ou Dimitri Vasiliev-Bouglaï. Cette association possédait une aile d'extrême gauche, le Prokoll (collectif de création des étudiants de composition du Conservatoire de Moscou), mais, à l'exception de Dimitri Kabalevski, ils n'ont guère laissé de traces, car leur activité musicale se limitait presque exclusivement à la composition de chants de masse et à des adaptations de musiques populaires.

Le groupe Prokoll considérait que les œuvres des compositeurs du passé – comme Tchaïkovski ou Chopin – n'étaient pas inutiles, mais cependant préjudiciables à l'éducation d'un nouvel auditeur bolchevique. Il fallait donc se limiter à la composition de chants de masse pour les soldats, les marins et les ouvriers. La vie artistique s'étiolait et les plus grands artistes émigrèrent à l'Ouest. Les compositeurs Serge Rachmaninov, Serge Prokofiev (qui rentrera cependant en U.R.S.S. en décembre 1932), les violonistes Nathan Milstein et Jascha Heifetz, le pianiste Vladimir Horowitz ont tous émigré dans les années qui suivirent la révolution.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les compositeurs qui demeuraient en U.R.S.S. furent obligés de respecter les directives du parti. En témoigne une œuvre comme la Cinquième Symphonie de Dimitri Chostakovitch (créée à Leningrad le 21 novembre 1937 sous la direction d'Evgeni Mravinski), qui représentait une sorte de compromis, après les attaques que le compositeur avait subies pour ses partitions précédentes. Cette Cinquième Symphonie n'est pas une œuvre de recherche : le compositeur a procédé à une sélection radicale de ses moyens et les a employés avec une grande prudence, en s'inspirant d'exemples formels traditionnels. Afin d'être réhabilité, il se devait de composer dans un langage accessible à tous, les consignes du parti étant que les masses ouvrières et paysannes devaient pouvoir accéder sans difficulté à la musique savante, même si elles n'avaient pratiqué jusque-là que leur folklore.

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Inspirées d'un programme communiste, la plupart des créations devaient être en relation avec la réalité contemporaine, dans le souci essentiel de réunir les masses et l'artiste dans une même émotion. Cet aspect dictatorial de la création musicale n'était pas nouveau. En témoigne cette lettre de Lénine à la militante allemande Clara Zetkin en 1925 : « L'art appartient au peuple. Il doit plonger ses racines les plus profondes dans les masses ouvrières les plus larges. Il doit être compris et aimé par elles. Il doit les unir et les élever dans leurs sentiments, leurs pensées et leur volonté. » Avec de telles directives esthétiques, les compositeurs étaient intégrés à la réalité quotidienne de leur pays et leurs œuvres en devenaient extrêmement marquées. La guerre était ainsi le principal sujet des œuvres musicales. Le 5 mars 1942, la création de la Septième Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch fut un événement politique majeur car cette œuvre fut considérée d'emblée comme un symbole du siège que subissait la ville, et son optimisme réconforta les auditeurs.

Après la guerre, la situation se durcit un peu plus lorsque Andreï Jdanov mena dans le domaine de l'idéologie et de la culture la politique la plus répressive que le pays ait jamais connue, rappelant de manière virulente les compositeurs à leur obligation de respecter les composantes du « réalisme ». En réponse à cette injonction, Chostakovitch composera l'oratorioLe Chant des forêts (1949), reflet le plus grossier sans doute de l'esthétique ordinaire au temps du culte de la personnalité : son sujet, bien ancré dans la réalité brute, est l'entreprise de régénération des terres désertiques par la plantation de milliers de kilomètres de bandes forestières de protection.

On voit par là qu'il est inutile de juger cette musique en soi sans tenir compte du fait que, en U.R.S.S. et dans les pays satellites, dans tous les domaines artistiques et littéraires, la valeur d'une création comptait moins que ce qu'elle pouvait représenter d'avenirs possibles.

— Antoine GARRIGUES

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