RÉALITÉ PHYSIQUE
L'objectivité scientifique
Dès lors, inéluctablement, ces configurations particulières doivent être, pour une part au moins, des reflets de nous-mêmes, de notre structure générale. Or, cette proposition dépasse de loin la simple affirmation du fait qu'il peut être erroné de faire absolument confiance à certaines notions familières. Elle nous fait accéder à un deuxième niveau du processus de dépassement de la vision du sens commun, car elle nous force à l'examen critique des relations de la réalité et du savoir.
Il est intéressant de remarquer que c'est là la méthode adoptée, dès l'origine de la mécanique quantique, par certains de ses principaux fondateurs tels que Niels Bohr et Werner Heisenberg. Ces auteurs partent en effet de l'idée que le but du discours scientifique n'est pas de décrire une réalité extérieure absolue (qui leur paraît difficilement définissable), mais bien de nous permettre de nous informer mutuellement sur ce que nous avons fait et appris. Ils peuvent dès lors formuler très aisément, sans se heurter aux difficultés rencontrées par les tenants d'une « réalité » (au sens évoqué ci-dessous), les fondements de la mécanique quantique. Pour cette raison, l'école de Copenhague ne définit jamais l'objectivité d'un énoncé comme étant le fait qu'il porte, ou qu'il prétend porter, sur ce qui est. Une telle objectivité – que l'on peut appeler « objectivité forte » – n'aurait pour cette école pas de sens. Aussi y est-il convenu (ce n'est pas un critère, c'est une définition) qu'un énoncé est objectif s'il est valable pour n'importe quel être humain doué de raison et d'appareils sensoriels, et s'il est communicable. On peut convenir d'appeler « objectivité au sens faible » ce caractère qui permet à un énoncé fondamental de la physique de faire référence aux facultés des êtres humains (et aux limites de celles-ci) pourvu que ces facultés soient communes à tous les êtres en question.
Exiger seulement qu'un énoncé de la science soit objectif dans ce sens-là, c'est bien renoncer à croire soit à l'existence d'une réalité indépendante de nous-mêmes, soit à la possibilité – si celle-ci « existe » – de la décrire telle qu'elle est, même de façon approchée. Toutefois, pendant longtemps, on a pensé que ces renoncements reflétaient seulement les a priori épistémologiques de leurs partisans. Encore une fois, le théorème de Bell et sa contrepartie quantique montrent bien les difficultés auxquelles se heurte une attitude plus « réaliste », qui ne définirait pas le réel comme se réduisant à l'ensemble des apparences. Certes, un tel résultat étonne peu le philosophe, mais il surprend de nombreux savants, et le fait qu'il soit démontré, et non simplement pressenti, a donc un intérêt réel.
Est-ce à dire que la science est une praxis qui ne nous instruirait finalement que sur elle-même ? Cette position est cohérente mais elle ne s'impose pas absolument. Elle se heurte même à certaines objections d'ordre général qu'il n'y a pas lieu de passer ici en revue. Après avoir été très en faveur (en particulier auprès des néo-positivistes du cercle de Vienne), et après avoir donné naissance aux vues d'un Carnap, par exemple, qui réduisent le réel à des discours humains, elle est maintenant en butte à des tentatives de dépassement de la part de certains esprits qui, dans la ligne de la pensée d'Einstein et de certains autres théoriciens, voudraient retrouver un réel auquel le verbe « être » pût s'appliquer mieux.
Les données qui précèdent montrent à l'évidence combien tout réel qui existerait même sans nous doit nécessairement différer du réel empirique, celui que nos sens et même nos concepts usuels nous permettent[...]
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Écrit par
- Bernard d' ESPAGNAT : professeur émérite des Universités, membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques)
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