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RÉALITÉ

Idéalisme et réalisme

De Berkeley à Kant

La notion de transcendance horizontale, ou de dépassement de l'esprit par soi, si elle est fort utilisée par les modernes, est pourtant bien loin de résoudre la véritable question. Et ce n'est pas sans raison que l'on a reproché aux phénoménologues de reprendre à leur compte, de façon plus subtile, un idéalisme voisin de celui de Berkeley.

L'argumentation de Berkeley repose essentiellement sur l'affirmation et, selon lui, sur la constatation que la conscience ne saurait concevoir ce qui n'est pas elle, ni penser ce qui, radicalement, s'oppose à elle et lui demeure extérieur. Berkeley en conclut qu'il serait absurde d'admettre l'existence d'une réalité, telle que la matière, dont nous ne saurions nous former aucune idée. Comment affirmer, en effet, ce qu'on ne peut même pas concevoir ? Chaque fois, donc, que nous parlons de matière, ou, de façon plus générale, d'une chose extérieure à l'esprit, nous ne pensons rien. Et, en effet, si nous pensions quelque chose, cette chose serait encore l'objet d'une pensée et, de ce fait, deviendrait intérieure à l'esprit. Ne nous efforçons donc pas de dépasser l'idée vers un réel qui subsisterait en soi : un tel effort serait vain. Et Berkeley va jusqu'à prétendre que, lorsque nous croyons apercevoir une même réalité sous différents aspects, ainsi quand nous regardons un objet à la loupe après l'avoir contemplé à l'œil nu, à chacune de nos visions répond une réalité différente, l'être se confondant avec le fait d'être objet de perception.

Cette critique de ce que l'on a appelé le « chosisme » a été souvent reprise en philosophie. L'idéalisme de Léon Brunschvicg s'en inspire largement ; et, quand il déclare que l'être du phénomène se réduit au phénomène d'être, Sartre se borne à reprendre l'idée de Berkeley selon laquelle « être, c'est être perçu ».

Et sans doute les descriptions que phénoménologues et existentialistes donnent de la conscience diffèrent-elles de celles de Berkeley. L'univers de ces philosophes n'est plus l'univers plat des idées berkeleyennes, et, cette fois, on nous parle de transcendance et de dépassement. Mais il ne s'agit jamais que de la transcendance de l'esprit par soi, de son dépassement par lui-même : l'esprit se transcende vers le rien, et c'est la faculté qu'il a de se dépasser qui constitue les choses. Il n'est donc pas inexact de prétendre que phénoménologie et existentialisme n'ont pas modifié fondamentalement la position idéaliste du problème.

Au reste, présenter de telles remarques n'est pas condamner ces philosophies : il faudrait, pour cela, prouver que l'idéalisme est erroné, ce qui est loin d'être établi et même, en un sens, ne peut l'être. On doit, en effet, reconnaître que le réalisme ne saurait invoquer, en sa faveur, aucun argument décisif et que, sur le plan du raisonnement pur, l'idéalisme triomphera toujours. Après avoir lu les Dialogues entre Hylas et Philonous de Berkeley, nous devons convenir qu'Hylas, avocat de la matière, a dit tout ce que l'on pouvait dire, et que l'on ne saurait opposer à Philonous aucune raison nouvelle. Or Hylas s'est finalement trouvé confondu.

Le lecteur, cependant, s'il se voit ici privé de tout argument, ne se trouve pas, pour cela, convaincu. En d'autres termes, les raisons de l'idéalisme ne persuadent pas. Nul ne parvient à croire que toute réalité se réduise à celle de l'esprit. Et cela, une fois encore, parce que l'existence n'est pas un concept, et que l'idéalisme néglige l'existence ontologique qui fait le fond de notre conscience.

C'est pourquoi, refusant l'idéalisme, Kant a[...]

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques)

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