RECENSEMENTS DE POPULATION (HISTOIRE DES)
La fabrique des chiffres
L’ONU définit aujourd’hui le recensement comme un « ensemble d’opérations qui consistent à planifier, recueillir, grouper, évaluer, analyser et diffuser des données démographiques, économiques et sociales […] ». Mais, se donnant à voir comme une séquence d’« opérations » techniques et administratives, un recensement est en réalité, tout autant, une entreprise politique et sociale, éminemment révélatrice des relations entre un peuple et ses institutions. Il n’est pas excessif d’affirmer que la rigueur scientifique d’une opération censitaire est subordonnée au niveau de la confiance publique régnant dans la société concernée.
Obstacles et objections
Ce n’est pas sans raison que l’Ancien Régime se montrait réservé face au principe du recensement général « par tête », certaines objections formulées alors ayant d’ailleurs subsisté au moins jusqu’au « moment Quetelet », au milieu du xixe siècle. Les critiques adressées par les tenants de l’arithmétique politique étaient, d’abord, d’ordre méthodologique. Du fait de la vaste pyramide d’intervenants nécessaires, pour l’essentiel non spécialisés – et dont le degré d’implication était difficilement maîtrisable –, cette technique ne privait-elle pas le savant de la possibilité de contrôler lui-même l’ensemble de la séquence ? Comme état instantané de la population, le recensement impliquait en outre de renoncer à ce dont les tenants de la discipline avaient fait un critère majeur de scientificité : pour la plupart des savants de l’Ancien Régime, seules des observations étendues sur plusieurs années, puis condensées sous forme de moyenne afin de lisser les anomalies ou les irrégularités fortuites, permettaient d’aboutir à des chiffres véritablement fiables. On peut d’ailleurs considérer que, depuis le dernier recensement général français (millésimé 1999), l’INSEE renoue d’une certaine manière avec ce type de raisonnement, en procédant de nouveau à des estimations de la population totale, révisées annuellement, en croisant les chiffres du dernier recensement général avec des recensements partiels, des statistiques de l’état civil et une estimation du solde migratoire, avec le recours à des moyennes mobiles quinquennales.
Par comparaison avec un dénombrement indirect (à partir de registres paroissiaux, par exemple), un recensement est surtout une entreprise au coût extrêmement élevé, réclamant des moyens humains gigantesques et la sollicitation d’instances externes : au xixe siècle encore, les premiers censuses d’Angleterre-Galles étaient organisés dans le cadre paroissial avec le concours massif du clergé ; et la Suède, dont les services statistiques pionniers issus du siècle précédent s’étaient transformés en un bureau de statistique plus moderne, ne décidait pas pour autant de transférer à un personnel ad hoc le travail effectué par les prêtres.
Mais c’est sans doute la relation entre commanditaires, maîtres d’œuvre et populations cibles qui soulève historiquement les principaux écueils et constitue le défi majeur. Cette confiance réciproque peut être affectée par divers types de facteurs. Tout d’abord, les expressions populaires de crainte ou d’hostilité, issues des temps où l’ombre de la taxation et de l’enrôlement planait au-dessus de tout recensement-dénombrement, sont longtemps restées vivaces. Comme les agents recenseurs peuvent encore le percevoir aujourd’hui, à ces attitudes traditionnelles se sont substituées au cours des époques d’autres motifs – fondés ou non – de suspicion, tels que celle d’une circulation à mauvais escient d’informations individuelles confidentielles. Par ailleurs, on pouvait légitimement redouter que la validité des renseignements donnés soit hypothéquée par leur nature déclarative, même si les enquêtés répondaient généralement avec l’aide, ou sous le regard[...]
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Écrit par
- Fabrice CAHEN : agrégé d’histoire, docteur en histoire, chargé de recherches à l’Institut national d’études démographiques (UR11, UR04)
Classification
Médias