RÉFLEXIONS SUR L'EXIL (E. W. Said)
Article modifié le
Edward W. Said (1935-2003), qui enseigna la littérature comparée trente-six années durant à l'université Columbia de New York, fut assurément un maître exemplaire. Sa pédagogie repose en effet sur le rejet de tout dogmatisme et le souci, par le choix de tel ou tel éclairage, d'amener disciples et lecteurs à la lucidité et au libre examen. C'est ce qui ressort de l'imposant ouvrage intitulé Réflexions sur l'exil, qui rassemble divers essais écrits entre 1967 et 1998 (traduction de Charlotte Woillez, Actes sud, Arles, 2008).
Né à Jérusalem à l'époque du mandat britannique, et d'un homme d'affaires palestinien de confession protestante, cet universitaire américain se veut avant tout un esprit libre, dégagé des contraintes ou des obligations nationales, affranchi, de par son statut d'exilé volontaire, de toute obédience comme de toute langue de bois. Sa réflexion repose, précisément, sur le rôle de l'intellectuel dans la société occidentale et sur la place qu'elle assigne à un intellectuel arabe. Comme en témoigne un de ses principaux livres, L'Orientalisme (1978), sa problématique s'inscrit étroitement dans le cadre de la société tant nord-américaine qu'européenne, et entend dénoncer et affronter partout et à toute époque l'impérialisme, la domination de l'Autre et la stratégie coloniale, les contraintes, enfin, imposées par la globalisation et une économie fondée sur la soumission du Sud au Nord. D'une façon plus philosophique, c'est à la représentation de l'Autre, souvent réductrice ou caricaturale, que s'en prend Said. Et très précisément à l'image que l'Occident se fait du monde arabe, et qu'il juge foncièrement négative. Sa conscience de Palestinien et d'Arabe affleure nécessairement une bonne part de ces Réflexions sur l'exil, même lorsqu'il aborde des thèmes marginaux tels que le mythe de Tarzan, ou le rôle de la danse et de la musique. Elle se fait plus aiguë dès lors que l'auteur traite directement de l'exil et affronte le politique, le social et le culturel, liés au Tiers Monde et aux stratégies impérialistes.
En fait, le livre propose des entrées fort diverses : la musique y tient une grande part – non pas nécessairement la musique orientale, mais celle des compositeurs de prédilection de Said, tels que Bach, Schumann, Wagner ou Chopin. Le cinéma, sans lequel toute réflexion culturelle serait incomplète y a aussi sa place et nous retiendrons une approche originale des films de Gillo Pontecorvo, d'inspiration anticolonialiste, comme La Bataille d'Alger (1966), que l'auteur considère comme l'un des meilleurs films politiques de son temps. La philosophie occupe elle aussi une place de choix, avec des réflexions tout à fait avancées sur la pensée d'un Merleau-Ponty, d'un Sartre, d'un Foucault ou, plus généralement, les traits majeurs d'un Vico, d'un Adorno (« mon modèle reste Adorno »), d'un Nietzsche aussi.
Dans la diversité des thèmes abordés, la culture d'Edward W. Said apparaît immense. Mais le foyer de cette vaste réflexion reste bel et bien le thème de l'exil. Lui qui fut un enfant ballotté entre Palestine, Égypte, Liban, Angleterre et États-Unis, est bien un exilé exemplaire. L'originalité de son point de vue l'amène à voir dans les Palestiniens des « exilés d'exilés », « victimes de victimes », puisque « chassés » – dit-il – de leur territoire par cet archétype de l'exil, les Juifs devenus Israéliens. Néanmoins Edward W. Said, en tant que membre du Conseil national palestinien (de 1977 à 1991) et co-rédacteur de la Charte de l'O.L.P., fut partisan de la coexistence en Palestine de deux États, l'un juif, l'autre arabe, mais entra vite en conflit avec la direction de l'O.L.P., au point que ses ouvrages furent interdits dans les territoires palestiniens.
La structure de Réflexions sur l'exil qui ne rassemble pas moins de 46 textes, amène à d'inévitables redites, comme la phrase de Césaire inlassablement répétée au détour des pages : « Aucune race n'a le monopole de la beauté, de l'intelligence, de la force, et il y a une place pour tous au rendez-vous de la victoire. » Quelques jugements expéditifs et partiaux conduisent également l'auteur à écrire que dans l'Algérie sous domination française « l'arabe... avait été interdit », alors qu'on sait que la langue arabe, classique et dialectale, était, sans entraves, enseignée au lycée et à l'université. De même, un jugement réducteur l'amène à faire naître Albert Camus « dans une famille de colons français », alors que son père était ouvrier agricole et que le futur écrivain, orphelin à l'âge de un an, vécut toute son enfance et son adolescence dans un dénuement extrême. En revanche, Edward W. Said énonce quelques formules et aphorismes frappés au coin du bon sens : « L'exil c'est lorsque la vie perd ses repères. L'exil est nomade ». Et il retient cette phrase d'Adorno qui lui paraît résumer la situation de l'exilé : « pour l'individu déplacé, toute demeure est provisoire ». Phrase qu'il rattache à celle de Hugues de Saint-Victor, moine et théologien du xiie siècle, qui, étalonnant l'homme et ses aspirations, écrit : « C'est celui pour qui le monde entier est une contrée étrangère qui est parfait. » Said se sentait au fond apatride, et ses avatars auprès de l'Autorité palestinienne l'amenèrent forcément à se sentir, certes, étranger partout, mais aussi, de façon plus positive, citoyen du monde en lutte contre les idées reçues et les préjugés. Par là même, il en vint à exalter l'interpénétration culturelle et la compréhension mutuelle (il est à l'origine, avec Daniel Barenboim, de l'Orchestre West-Eastern Divan, qui réunit des jeunes musiciens venus de tout le Moyen-Orient), tout en constatant la « force déstabilisante » de l'exil. Ce visionnaire aura souligné, comme un phénomène majeur de l'après-guerre, « la vaste migration humaine », et donc l'exil essentiel. Ce livre, à la pensée rigoureuse, contrastée, évolutive, est attachant par le fait même que chacun de ses textes semble illustrer un trait de l'auteur. Autant qu'un essai sur l'exil et le rôle de l'intellectuel, il propose ainsi une manière d'autobiographie.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Albert BENSOUSSAN : professeur émérite à l'université de Rennes-II-Haute-Bretagne
Classification
Voir aussi