RÉFLEXIVITÉ, sociologie
La notion de réflexivité véhicule trois significations sociologiques majeures. Elle désigne d’abord une posture qui consiste à intégrer l’observateur dans le champ de l’observation. Comme l’a suggéré Norbert Elias dans Engagement undDistanzierung (1983), la pratique des sciences sociales doit composer avec les intérêts, les passions, les jugements et les partialités qui font le sel des conflits et des compromis propres à chaque époque. Pour espérer comprendre les multiples déterminations, aux racines parfois profondes, qui contribuent à la fabrication des relations sociales, le chercheur doit apprendre le « désengagement émotionnel » et savoir conserver de la distance avec les processus sociaux qu’il analyse. À cette fin, il lui faut mettre au jour les dépendances dont, tout comme les autres hommes, il est lui-même le prisonnier. Le sociologue doit donc prendre conscience de ses prénotions, des valeurs qui sont les siennes, de la position sociale qu’il occupe et des intérêts qui lui sont liés. Un tel exercice de lucidité constitue le meilleur moyen de contrôler la production du savoir sociologique, ainsi que ses effets sur le monde. Il permet également de dissiper les deux illusions auxquelles les sciences sociales sont souvent tentées de succomber : celle du mythe de l’observateur totalement impartial d’un côté ; celle du chercheur nécessairement englué dans des intérêts partisans de l’autre.
La réflexivité n’est pas seulement une affaire d’individu impliqué dans la connaissance sociale. L’exigence dont elle est porteuse sert d’étai à la sociologie du savoir dont la mission consiste, toujours selon Elias, à comprendre et à analyser la manière dont des appartenances et des intérêts conditionnent les discours scientifiques, y compris ceux qui présentent les atours les plus objectifs. Avec David Bloor et Pierre Bourdieu notamment, ce programme de recherche incite à repérer derrière la neutralité apparente des pratiques scientifiques des options qui ne le sont pas, et qui font écho à des intérêts sociaux, institutionnels, nationaux, etc. Jusque dans Science de la science et réflexivité (2001), son dernier ouvrage, Bourdieu n’a cessé d’en appeler pour ce faire à l’objectivation du sujet de l’objectivation. Directement confrontée à la pression multiforme de la demande sociale, la sociologie doit systématiquement s’appliquer à elle-même les outils qu’elle manipule. Coder un questionnaire, choisir les termes d’une question lors d’un entretien, mettre en forme un concept : aucune de ces opérations n’est neutre puisque, comme n’importe quelles autres pratiques, toutes sont débitrices de prédispositions et de représentations sociales. À défaut de pouvoir éliminer pareil biais, la sociologie de la sociologie que Bourdieu appelle de ses vœux éclaire sur les conditions de production des savoirs, et elle conforte de la sorte l’assise scientifique des sciences sociales.
L’ethnométhodologie utilise une autre acception de la notion de réflexivité, qui la différencie nettement de la sociologie critique défendue par Bourdieu. Le point de départ de l’ethnométhodologie est que la réalité sociale est faite d’« accomplissements pratiques ». En utilisant une telle expression, Harold Garfinkel, l’auteur de Studies in Ethnomethodology (1967), prend ses distances avec des approches de la société et des pratiques sociales qu’il juge trop déterministes. Le sociologue fait le pari que, grâce à un stock de connaissances partagées, nous produisons en permanence le monde social que nous habitons. La réflexivité constitue une des propriétés les plus remarquables de ce travail, que l’observateur ne peut appréhender que localement et empiriquement. Dans ce cadre, la réflexivité désigne plus exactement le fait que, en parlant, les membres d’une société ne font pas que décrire ce qu’ils font ou ce qu’ils sont,[...]
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Écrit par
- Michel LALLEMENT : professeur de sociologie au Conservatoire national des arts et métiers
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