RÉGULATION, épistémologie
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Le concept de régulation, dans son acception la plus large, renferme au minimum trois idées : celle de relation d'interaction entre éléments instables, celle de critère ou de repère, celle de comparateur. La régulation, c'est l'ajustement, conformément à quelque règle ou norme, d'une pluralité de mouvements ou d'actes et de leurs effets ou produits que leur diversité ou leur succession rend d'abord étrangers les uns aux autres. À consulter les dictionnaires du xixe siècle, on constate que le terme de régulateur a précédé celui de régulation. Au xviiie siècle, « régulateur » est un terme d'horlogerie aussi bien que d'économie ou de politique, de mécanique aussi bien que de mécanique céleste. Le mot est importé par Lavoisier en physiologie animale. C'est dans les mêmes disciplines que le vocable de régulation est introduit au xixe siècle. Au xxe siècle, c'est en biologie et dans les sciences sociales qu'il en est fait un usage privilégié.
Le concept de régulation est aujourd'hui couramment associé par les physiologistes ou par les économistes à quelques modèles plus ou moins mathématisés, successeurs de doctrines qu'on peut dire, relativement à eux, informes. Mais la lignée conceptuelle dont il procède est souvent méconnue ou ignorée. Sans doute, Claude Bernard et W. B. Cannon savaient que les mécanismes de contrôle et de maintien de constantes physiologiques quantifiables – mécanismes auxquels Cannon a donné le nom générique d' homéostasie – sont venus occuper dans un tableau des fonctions de l'organisme la place que la médecine de tradition hippocratique assignait à l'idée de nature médicatrice. Cependant les biologistes abandonnent volontiers aux philosophes, comme préoccupation anachronique, la question de savoir si, dans ce qu'on entend aujourd'hui par l'ordre biologique, dont la biochimie macromoléculaire a livré la clef la plus neuve, se trouve ou ne se trouve pas conservé l'antique isomorphisme entre les idées d'équilibre dans l'organisme, de modération dans la conduite, d'équité dans la société, d'harmonie dans le cosmos. Le temps n'est plus où un biologiste de l'école bernardienne, Albert Dastre, se demandait si c'est seulement par métaphore que le rapport d'un vivant à son milieu peut être dit rapport de juste milieu, maintenu entre des écarts extrêmes.
Les économistes mathématiciens, par contre, même s'ils usent des concepts de maximation des services ou d'optimisation des prix sans s'interroger sur l'enracinement axiologique des termes expressifs du superlatif ou du comparatif, savent tous, aujourd'hui, que l'économie de marché n'est pas le lieu des effets de lois naturelles d'harmonie, comme l'ont enseigné les théoriciens anglais et français de l'économie libérale classique. Ils savent cela puisque leurs calculs et leurs modèles se réfèrent à des structures de marché qui tiennent compte empiriquement de données historiques et non plus uniquement de constantes censées naturelles. La régulation économique par équilibre des échanges entre les divers agents, sur un marché de parfaite concurrence, est un idéal de rationalité dont la cohérence repose, comme l'a souvent montré François Perroux, sur une conceptualisation implicitement normative. En fait, les rapports économiques, dans les sociétés industrielles modernes, où l'histoire des rapports de production et des normes de consommation se déchiffre dans des structures sociales inégalitaires, se présentent comme des rapports de contrainte instable et de compromis précaire, où pour beaucoup de sujets l'optimal se réduit au tolérable à la rigueur, et le bien à l'en-deçà de l'inacceptable. Dans ces conditions, on peut dire que sont encore à inventer les moyens et les règles d'une régulation économique vraie, au sens où l'on parle avec pertinence d'une régulation physiologique, c'est-à-dire d'une autorégulation, dont la finalité, ou comme disent certains la téléonomie, se confond avec sa forme d'existence.
Histoire du concept en biologie
« Régulation » figure, à la suite de « régulateur », dans le dictionnaire de Littré (1878), uniquement comme terme de technologie mécanique. De même dans le dictionnaire technologique (français, allemand, anglais) de Tolhausen (Leipzig, 1877). Dans ce dernier ouvrage, l'article « Régulateur » donne les noms des principaux types de dispositifs intégrés dans différentes machines, y compris la machine à vapeur. L'importation du terme en biologie a été autorisée par l'assimilation analogique ou métaphorique de l'organisme à la machine. Le modèle ou l'image de l'horloge ne se divise pas. Si le corps vivant est réglé comme une horloge, c'est qu'il enferme, lui aussi, quelque organe semblable à un balancier ou à un compensateur. « La machine animale est principalement gouvernée par trois régulateurs principaux », écrit Lavoisier dans le Premier Mémoire sur la respiration des animaux (1789). Même s'il s'agit ici de phénomènes d'énergétique chimique (respiration, transpiration, digestion), on voit que le concept d'une fonction d'équilibre dans la vie animale est emprunté à la mécanique.
La métaphore passe aisément de la physiologie à la psychologie, de l'animal-machine à l'homme-machine. C'est également dans l'assimilation des motifs de la conduite humaine à des forces motrices ou à des résistances, dont la mécanique fournit les équations d'équilibre, que les psychologies de l'intérêt personnel et les morales de l'utilité ont cherché l'explication des règles sociales de justice quant à la composition des prétentions concurrentes au maximum d'avantage et au minimum de déplaisir. L'expérience économique des individus trouve un équilibre naturel, non contraint, dans la limitation réciproque des intérêts en compétition. Sur le marché, l'offre et la demande de biens ou de services aptes à satisfaire les besoins d'individus mûs par un même désir d'obtenir le plus aux moindres frais constituent le système régulateur des prix. La balance reste l'image du régulateur économique et d'ailleurs lui prête son nom : balance du commerce, plus proche de la balance de la justice que de la balance du pouvoir.
Au début du xixe siècle, le terme de régulateur, pris au sens d'agent de réciprocité dans un ensemble, est devenu usuel, banal. Par exemple, un certain Martin publie à Bordeaux, en 1809, Le Régulateur universel des poids et mesures, invention nouvelle pour apprendre seul et sans maître les rapports réciproques du nouveau système des poids et mesures de tous les pays. Un certain Boilley publie à Lyon Le Régulateur de la santé. La diffusion du terme à l'époque est favorisée par la philosophie des compensations. Il s'agit d'une extrapolation, moins audacieuse que proprement confuse, du principe newtonien d'égalité de l'action et de la réaction. A. Lassalle avait publié en 1788 La Balance naturelle. En 1809, sous le titre Des compensations dans les destinées humaines, P.-H. Azaïs diluait les concepts de balancement et d'équilibre dans un discours en forme d'homélie plus que de démonstration. Mais, à la même époque, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire fondait son anatomie comparative sur le principe des connexions entre organes et sur le principe de balancement des organes. Le premier de ces principes concerne un invariant formel dans les rapports entre éléments des structures spécifiques, le second une conservation quantitative de matière sous l'inégalité du développement des différents éléments de ces structures. Passionné par l'étude des monstruosités, et donc aussi par celle des phénomènes du développement embryonnaire (phénomènes précisément compris aujourd'hui sous le nom de régulation), Geoffroy Saint-Hilaire a composé, de son aveu même, dans sa philosophie anatomique, deux idées, ou deux visions, des structures physiques et organiques en forme de système ou de totalité, la vision newtonienne et la vision de la Naturphilosophie allemande.
C'est à Claude Bernard qu'il appartenait de confirmer, dans le domaine de la physiologie, le fonctionnement de l'organisme considéré comme un tout. Plutôt que le terme lui-même, ce sont les composants métaphoriques du concept de régulateur : balance, équilibre, compensation, qui sont venus sous sa plume lorsque, après avoir mis en évidence le rôle du milieu intérieur dans la vie des animaux supérieurs, il a opposé au mode de « vie oscillante » directement soumise aux variations du milieu, le mode de « vie constante ou libre », dans laquelle les éléments cellulaires de l'organisme sont protégés contre les changements dans le milieu extérieur. Un tel animal n'est pas indifférent au milieu ; il est en relation avec lui « de façon telle que son équilibre résulte d'une continuelle et délicate compensation établie comme par la plus sensible des balances » (Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, 1878). Ainsi le physiologiste qui a élaboré la première théorie générale des fonctions de régulation est aussi le savant qui n'a pas utilisé des termes qu'il aurait pu justifier mieux que ceux qui les avaient jusqu'alors avancés. Il n'est pas interdit de voir ici un effet du vif sentiment, propre à Claude Bernard, de l'originalité de la biologie relativement à la mécanique. Mais, dans le dernier tiers du xixe siècle, les termes de régulateur et de régulation ont reçu leurs lettres de noblesse didactique. Le physiologiste belge Léon Fredericq publie en 1882 un mémoire, Sur la régulation de la température chez les animaux à sang chaud, dans lequel les termes d'appareil régulateur, de régulation, de centre compensateur reviennent à maintes reprises. À la fin du siècle, il est acquis que la stabilité et l'autoconservation d'un organisme sont des états compatibles avec une tolérance d'écarts modérés par des fonctions de prévention contre les situations critiques.
Simultanément, un nouveau champ d'application s'ouvrait au concept de régulation, au sens de fonction préservatrice de l'intégrité d'un tout. Les recherches d'embryologie expérimentale inaugurées par les travaux de Hans Driesch (1891), développées par ceux de H. Speman (1910-1936) et de S. Hörstadius (1928-1939) ont donné son contenu significatif au concept de régulation embryogénétique. C'est le pouvoir propre à l'œuf fécondé, en voie de segmentation, de vaincre les altérations ou les obstacles : fragmentation, duplication, manipulations mécaniques, physiques ou chimiques, et de parvenir à rétablir et à réaliser la forme typique ou normale caractéristique de l'espèce.
Ainsi, le concept de régulation recouvre aujourd'hui la quasi-totalité des opérations de l'être vivant : morphogenèse, régénération des parties mutilées, maintien de l'équilibre dynamique, adaptation aux conditions de vie dans le milieu. La régulation, c'est le fait biologique par excellence. C'est la raison pour laquelle l'interprétation actuelle des processus de régulation cherche ses modèles les plus expressifs dans la théorie de l'information et dans la cybernétique. Un système cybernétique est un ensemble de variables dont la constance à travers le temps est contrôlée et assurée par un détecteur de perturbations, dont l'action en retour, ou si l'on veut la réaction active, déclenchée par un signal d'écart, a pour effet l'annulation de la cause perturbatrice et le maintien de la valeur fonctionnelle inscrite comme norme dans la structure même. Sous ce rapport, l'étude expérimentale des régulations peut être mise en forme mathématique, dans l'attente du moment où la formalisation mathématique pourrait devenir un instrument spécifique de la recherche en biologie.
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Écrit par
- Georges CANGUILHEM : professeur honoraire à l'université de Paris-I-Sorbonne
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Média
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