RELIGION (notions de base)
De la religion comme idéologie
La religion, dont la vocation serait de relier, ne cesse cependant de séparer : de séparer l’homme de l’homme, de séparer le monde de l’impuissance d’une autre dimension qui comblerait nos désirs. La dénonciation de ce dédoublement du réel est au cœur de toutes les critiques de la religion qui se sont multipliées depuis environ deux siècles.
Hegel a ouvert la voie en considérant l’être humain comme la créature privilégiée grâce à laquelle l’Esprit parviendra un jour à la conscience de lui-même. Il ne restait qu’un petit pas à franchir pour diviniser l’homme. Il revint à Ludwig Feuerbach (1804-1872) d’opérer cette divinisation en ouvrant la porte à l’humanisme athée. Son ouvrage L’Essence du christianisme (1841) marque en effet un tournant considérable. Partant lui aussi de la scission opérée par la religion, Feuerbach s’efforce de démontrer, en décortiquant les métaphores de la religion chrétienne, que « cette division de l’homme de Dieu est une scission de l’homme et de sa propre essence ». L’homme a créé Dieu, c’est-à-dire qu’il l’a imaginé en projetant en lui toutes les qualités dont il n’avait pas encore perçu qu’elles étaient les siennes, qu’elles étaient la somme de ses aspirations. Il en résulte que « le Dieu de l’homme est sa propre essence ».
Profondément marqué par la lecture de Feuerbach, Karl Marx (1818-1883) complète par ses analyses sociales les démonstrations de son prédécesseur dont le tort fut, selon lui, de partir de « l’homme isolé », qui n’est qu’une abstraction. Marx fonde sa critique de la religion sur l’être social et ses relations avec les autres membres de la société. Pour lui, si l’homme rêve d’une autre dimension, c’est en raison de sa misère sociale. « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur […] Elle est l’opium du peuple » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843).
Élaborant la dangereuse utopie d’une « société sans classes », Karl Marx prophétise la prochaine disparition de la religion, qui perdra toute raison d’être dans une société où l’on n’aura plus la moindre raison de rêver d’une autre dimension. Friedrich Nietzsche le rejoint sur ce point (et seulement sur ce point) en annonçant quarante ans plus tard, dans Le Gai Savoir (1882), la « mort de Dieu ». Mais, à la différence de Marx, Nietzsche ne masque nullement le tragique de ce prochain effondrement de la croyance religieuse. Ce Dieu qui s’efface, « c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers ? » L’effondrement des valeurs lié à la « mort de Dieu » va engendrer une crise de civilisation que le philosophe appelle « nihilisme » dans ses derniers écrits. Mais ce dont Nietzsche avait sous-estimé la possibilité, c’est que le nihilisme produise des avatars de la religion, les idéologies totalitaires et leur cortège de faux concepts tels la « pureté de la race » du national-socialisme ou l’« homme nouveau » des systèmes fascistes ou communistes qui allaient imposer leur emprise tout au long du xxe siècle.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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