RELIGION Religion et idéologie
L'illusion religieuse
Pour l'ethnologue, les religions sont toujours composites, y compris dans leur dessein. Elles s'assignent un double but : dégager une transcendance, consacrer l'ordre social. Or ces deux visées sont antithétiques. La première « illimite » l'homme, elle déconditionne la condition humaine, elle ébranle le système des règles qui enserre ou délimite, qui leste ou stabilise cette condition. La seconde s'attache au réseau des normes, au faisceau des lois, elle le défend et le renforce, pour que l'homme, dépourvu de la sécurité de l'instinct, privé d'un strict conditionnement naturel, biopsychique, se forge une condition définie, se prescrive des limites, s'impose un ordre, et par là échappe à l'angoisse. Pour rendre ces visées compatibles, les religions consentent à l'éclectisme. De la transcendance, elles font, non pas une sortie du système, une négation de l'ordre, une transgression par défi (comme s'y aventurent la révolte, la protestation magique), mais le fondement de l'ordre ou du système. Ainsi, elles tendent à l'absolu et elles fortifient le relatif. Elles ont de la hauteur et elles ont des complaisances.
Il y a plus subtil. L'ordre cosmique ou social ne peut guère être sacralisé tel quel, car il comporte des déficits, du désordre, du négatif (ce que la sorcellerie, la démonologie s'empressent d'exploiter). C'est pourquoi l'homme de la religion, désireux ou soucieux de consacrer l'ordre, ne porte à l'absolu qu'un ordre parfait, c'est-à-dire un ordre qui n'existe pas, un ordre imaginé. Cela lui permet de sauvegarder ce qu'il enjambe, à savoir l'ordre réel, en alléguant que celui-ci n'est pas parfait, mais qu'il participe de la perfection, qu'il se fonde sur un transcendant. Mais c'est au prix d'une illusion. Car l'ordre parfait n'est ni transcendance ni mystère : il est fiction et artifice. Le postulat du parfait, sur lequel théologiens et philosophes se sont émerveillés, n'est qu'un mécanisme de projection, à effet compensateur, consolateur.
Certes, cette illusion est utile : elle soulage, elle a bu toutes les souffrances de la terre, elle a vengé tous les déboires, racheté toutes les déceptions. Mieux : en procurant un support imaginatif à la certitude éthique d'un royaume des fins, d'un règne de justice et d'intégrité, elle a fomenté l'espérance.
Mais elle est redoutable, elle peut devenir néfaste, servir d'outil politique, car si l'ordre parfait n'existe qu'imaginé, on imagine, tout aussi aisément, que l'ordre imparfait commence à être parfait puisqu'il participe de la perfection (ambiguïté de l'adage « la perfection n'est pas de ce monde », dans un contexte où le monde serait bon, entièrement bon, s'il n'y avait la malice du pécheur ; sans le péché, le monde serait ou redeviendrait parfait). L'ordre institué s'auréole ainsi d'une perfection qu'il n'a pas, qu'il n'est pas, mais dont il partage le prestige. On devine la suite, la conséquence extrême. L'absolu de l'ordre engendre l'absolutisme : même la chrétienté y a succombé. C'est un excès pratique, un abus (il n'est jamais souhaitable qu'un absolu descende dans la sphère du pouvoir, d'aucun pouvoir), mais un abus lié à une erreur théorique.
Il y a erreur, car le système parfait est une contradiction dans les termes. Non seulement la totalité des totalités n'est pour nous qu'un être logique, puisque notre pensée échoue à lui conférer l'existence, mais la notion de totalité, la notion d'ordre ou de système implique elle-même que l'intelligibilité n'est jamais toute claire : altérité et négation, contrariété et différence l'habitent autant qu'identité[...]
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Écrit par
- Henry DUMÉRY : professeur de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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