REMBRANDT (1606-1669)
Trois questions suscitées par l'œuvre de Rembrandt n'ont cessé de hanter les auteurs et ont donné lieu à des réponses très divergentes. La première concerne les rapports entre la personnalité de l'artiste et le contenu affectif de ses œuvres. Elle s'est posée inévitablement à propos d'un peintre qui a su donner une telle impression d'authenticité humaine à ses portraits comme à ses scènes religieuses qu'il intéresse, ainsi que le remarquait Kenneth Clark, même les gens les plus indifférents d'ordinaire à la peinture. Si l'on veut échapper au cercle méthodologique de bien des auteurs qui ont prolongé la vision romantique du xixe siècle, lisant les œuvres comme des confessions involontaires du peintre, et les regarder sans a priori, force est en effet de constater un hiatus, une disjonction entre la vie et les œuvres. Les plus sereines et équilibrées furent peintes peu après le décès de son épouse Saskia, et c'est après sa faillite, lorsqu'on voudrait y trouver du découragement, que les œuvres les plus fortes et les plus spectaculaires virent le jour, dans les années tardives de sa vie, jusqu'à cet ultime Autoportrait en Démocrite au musée de Cologne, où le vieillard, seul survivant de sa famille, se tourne vers le spectateur en se riant de tout. L'artiste qui inventa des images si fortement chargées d'amour des humbles et des faibles est aussi l'homme qui fit impitoyablement enfermer dans la maison de correction de Gouda son ancienne maîtresse, gouvernante de son fils Titus, Geertje Dircx. Et celui qui a suscité tant d'expositions et de publications sur le thème « Rembrandt et la Bible » semble avoir été pour le moins indifférent à la croyance calviniste de sa famille et n'a pas daigné comparaître devant le conseil ecclésiastique lui reprochant son concubinage avec Hendrickje Stoffels.
On rencontre un autre ordre de difficultés lorsqu'il s'agit de situer Rembrandt dans son époque et son milieu. Face aux innombrables petits maîtres hollandais spécialisés dans le portrait, la nature morte, le paysage ou la scène de genre, on l'a souvent présenté comme une exception, un homme qui, au détriment de toute logique économique, s'obstinait à vouloir être un peintre universel, un peintre d'histoire. Svetlana Alpers l'exclut d'abord de ses réflexions dans L'Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle (1983, rééd. 1990), comme étranger aux recherches descriptives, menées en toute minutie et rigueur scientifique, qui lui semblent être le fondement de l'art de ses contemporains : « Il contestait leur confiance en la visibilité, c'est-à-dire l'idée que le monde et ses textes étaient connus par les yeux [privilège qu'il accorde au sens de l'ouïe]. Dans un nombre extraordinaire d'œuvres, il étudie l'interaction entre l'orateur et l'auditeur. » Dans sa monographie sur Rembrandt (1988), elle revient sur cette position de marginal pour en faire un entrepreneur mû par l'amour du gain et de la spéculation sur un marché libre, une incarnation de l'aspiration individualiste à la liberté, caractères qu'il partage avec l'élite commerçante d'Amsterdam, métropole cosmopolite et tolérante, ville aux immenses entrepôts abritant les denrées rapportées des pays lointains par la plus grande flotte commerciale d'Europe. Les recherches récentes montrent que Rembrandt ne fut pas un isolé dans sa volonté de traiter divers genres de peinture, et que les tons sombres et les surfaces rugueuses de ses peintures, s'ils parurent de plus en plus archaïques à mesure que le goût évoluait vers une peinture claire, lisse, empreinte d'un décorum classique international, continuèrent toutefois de trouver des admirateurs chez un petit nombre de peintres et de collectionneurs.[...]
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Écrit par
- Martine VASSELIN : ancienne élève de l'École normale supérieure de Sèvres, maître de conférences en histoire de l'art des Temps modernes à l'université de Provence
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