CHAR RENÉ (1907-1988)
Désormais classique – son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade en est le signe –, l'œuvre, haute, fraternelle, de René Char rayonnait depuis longtemps d'une illuminante obscurité : « J'aime qui m'éblouit puis accentue l'obscur à l'intérieur de moi. » La fascination qu'elle exerce semble naître d'une ouverture et d'un resserrement, de l'union paradoxale d'une parole chaleureuse et d'une écriture elliptique. Mots de grand vent, mais tirés d'une mine souterraine.
Un lieu pour la poésie
S'impose d'abord l'irréfutable présence du poète : à la pointe du pessimisme lucide, sa parole élargit l'espace, redresse l'homme, d'autant plus souverain qu'il s'expose, vulnérable. Grand style d'une vie « requalifiée », d'un marcheur « noble naturellement et délié autant qu'il se peut ». Si « toute respiration propose un règne », la vigueur du souffle, l'ampleur de la foulée s'appuient sur le sol d'une écriture dense, d'une nuit nourricière, où les mots pèsent le poids d'une forte expérience terrestre, éclairent en gardant une réserve de sens. Vigoureusement affirmative et personnelle, cette poésie ne se croit pas tenue pour autant d'effacer ses « ascendants » : les présocratiques et Nietzsche lui montrent que pensée et poésie peuvent être consubstantielles ; Rimbaud, que la poésie n'atteint la vérité que dans le bond, l'accélération, l'en-avant ; le romantisme allemand, que la parole se qualifie dans une relation à l'inconnu qui ne le réduit pas à du connu.
Mais quelles que soient les dettes, c'est d'abord l'attention aiguë au devenir imprévisible, la force du lien à un lieu, la certitude d'un « droit naturel » qui fondent un amour et une morale, une physique de la poésie et une politique. Le lieu, c'est L'Isle-sur-la-Sorgue, où Char naît en 1907, où il passe une enfance buissonnière, entre les « prêles de l'entre-rail » et les gifles qui meurtrissent « l'adolescent souffleté », se réfugiant dans la maison fabuleuse des demoiselles Roze, se mettant sous la protection des « bons maîtres de la Sorgue », l'Armurier de Dieu et Louis Curel. Lieu qui incarne déjà la tension créatrice de « la paroi » et de « la prairie » : ici, la prairie qui prolonge le parc des Névons maternellement « enchâssé » par les bras des sorgues, verte « rivière où l'éclair finit et où commence ma maison » ; là-bas, la paroi, les monts de Provence, le Ventoux, les dentelles de Montmirail et, plus loin, les ruines des Baux ; à l'image de la fontaine de Vaucluse qui sourd de la paroi, la naissance nie violemment ce dont elle s'écarte : « Nous regardions couler l'eau grandissante. Elle effaçait d'un coup la montagne, se chassant de ses flancs maternels. » La nature morcelée, déniée, retrouvera ainsi ses droits dans le poème, non comme un décor, mais comme un influx, « fond lumineux ».
Au « oui » initial d'une existence, la mort du père en 1918 apporte un terrible contrepoint. Les Cloches sur le cœur (1928), poèmes d'adolescent, inscrivent l'épitaphe paternelle dans l'écriture, creusent mélancoliquement l'inanité de vivre. Arsenal (1929) et le Tombeau des secrets (1930) vont mettre en terre ce passé, commuer le deuil en secret fertilisant l'avenir. La mort peut désormais relancer la vie, la pierre funéraire devenir une pierre dressée à l'horizon, le plâtre du père – entrepreneur des Plâtrières de Vaucluse – essaimer en poussière fertile. De 1930 à 1934, Char traverse le surréalisme, reporte sa « révolte naturelle » sur « un feu compagnon » : Ralentir travaux (1930) est écrit à trois voix, avec Breton et Eluard. Artine, facettes[...]
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Écrit par
- Jean-Claude MATHIEU : professeur de littérature française moderne à l'université de Paris-VIII
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