CHAR RENÉ (1907-1988)
L'« énergie disloquante »
Du front d'Alsace, qui introduira dans sa poésie la pénombre des forêts, la neige voluptueuse, Char passe vite à la Résistance, à Céreste, où il est de 1942 à 1944 le capitaine Alexandre, chef de secteur dans l'Armée secrète. La vie âpre, souterraine, des maquis des Basses-Alpes sera consignée dans les Feuillets d'Hypnos (1946) : affrontement de la mort et de la trahison, régression vers la vie des cavernes, plongée dans une nuit qu'éclaire seule la bougie de Georges de La Tour, « amitié fantastique ». Après la Libération, Seuls demeurent (1945), somme des temps de guerre, est suivi du Poème pulvérisé (1947), de Fureur et mystère (1948) et des Matinaux (1950) qui ont « mission d'éveiller », de redonner chance, au sortir de la réclusion, aux mille ruisseaux de la vie diurne. Le théâtre « sous les arbres » introduit la vivacité d'une poésie orale qui plonge dans la tradition des conteurs provençaux, des « Transparents » vagabonds. Après 1950, la vie de Char, dans la proximité d'Yvonne Zervos, se fait plus invisible tout en s'enrichissant de rencontres essentielles : « alliés substantiels » (Braque, Staël, Miró, Vieira da Silva), philosophes et penseurs (Beaufret, Heidegger, Bataille, Camus, Blanchot). Des plaquettes publiées par Guy Lévis Mano et Pierre-André Benoit sont régulièrement réunies par Gallimard : La Parole en archipel (1962), Le Nu perdu (1971), La Nuit talismanique (1971), témoignage d'une époque d'insomnies habitées par des essais de peinture sur écorce ; Aromates chasseurs (1975) où la figure d'Orion tente de tracer un troisième espace, quand l'espace intime et l'espace extérieur sont subvertis, détruits ; Chants de la Balandrane (1977), Fenêtres dormantes et porte sur le toit (1979), où l'âpre dénonciation des « utopies sanglantes du xxe siècle » alterne avec l'éveil des fenêtres des peintres ; dans Les Voisinages de Van Gogh (1985), le sentiment de la proximité de la mort rend une tendresse ravivée, pour saluer le monde dans ses plus minuscules éveilleurs : « Maintenant que nous sommes délivrés de l'espérance et que la veillée fraîchit... bergeronnette, bonne fête ! » Dans cette œuvre, le « trésor des nuages », image paradoxale du poème le plus résistant, prend diverses formes : aphorismes qu'illimite la métaphore « sans tutelle », poèmes versifiés au rythme du marcheur, poèmes en prose où le sujet s'intègre à une matière résistante, se noue à la syntaxe, théâtre sous les arbres où la parole allégée vole et s'échange. La poésie, prise entre « fureur » et « mystère », entre la fragmentation d'une « énergie disloquante », et la continuité de « cette immensité, cette densité réellement faite pour nous et qui de toutes parts, non divinement, nous baignaient », gravite autour de quelques éléments centraux. Ainsi la contradiction, à l'œuvre dans la nature, l'histoire, la langue, anime la lutte des « loyaux adversaires », lampe et vent, serpent et oiseau ; cette « exaltante alliance des contraires » produit le soulèvement du réel qui permet au poète, « passant » et « passeur », de franchir la haute passe ; aimantée par l'inconnu en-avant, qui éclaire et pulvérise le présent, cette poésie n'a cessé d'affirmer une « contre-terreur », d'annoncer l'éclatement des liens de l'homme, emprisonné dans ses intolérances, de s'opposer à l'asservissement des sites par des fusées de mort. Impérieux et tendre, nuage et diamant, aussi attentif aux espaces cosmiques qu'au chant du grillon, le poème de « l'appelant », toujours « marié à quelqu'un », fonde une « commune présence », un commun présent qui fait passer ensemble les êtres vers l'avenir, avec pour viatique l'espoir de l'« inespéré ».[...]
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Écrit par
- Jean-Claude MATHIEU : professeur de littérature française moderne à l'université de Paris-VIII
Classification
Média
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