KALISKY RENÉ (1936-1981)
Combattre la disparition de la dimension métaphysique dans les processus révolutionnaires ; récuser aussi bien la confiance dans le progrès liée à l'illusion d'un ordre universel que l'imposture de la civilisation de masse ; réaffirmer la dimension tragique de l'existence, tels sont quelques-uns des axes éthiques qu'entendit réactualiser l'œuvre de René Kalisky. De même, il puise sa matière dramatique au cœur des enjeux historiques les plus angoissants de notre temps, le communisme, le fascisme ou le sionisme, en utilisant un style qui n'accorde aux spectateurs ni le loisir de l'identification primaire ni la sécurité de la distanciation réflexive. À cet effet, il impose à l'acteur un nouveau type d'art, le surjeu, travail constamment « cruel et bouffon » qui fait mouvoir tous les « rouages » d'un art « sans plus dissimuler qu'il s'agit d'un jeu ». Pour permettre ce type de jeu, l'auteur invente la notion et la réalité du surtexte. Il s'agit d'une partition intégralement construite par lui, destinée à « abolir le temps et l'espace » et à faire entendre en une seule tirade l'énoncé d'une situation, son commentaire contradictoire et l'archétype historique qu'elle réactualise.
Né à Bruxelles dans une famille d'origine juive polonaise arrivée en Belgique autour des années vingt, le futur auteur de La Passion selon Pier Paolo Pasolini (1978) connut à peine son père, enlevé par les nazis et emmené à Auschwitz où il périt en 1944. L'obsédante présence de ce père prématurément disparu se retrouve tout au long de sa trajectoire littéraire. Elle atteint à une intensité et à une violence rares dans la dernière pièce de l'auteur, Falsch, histoire et songes éclatés d'une famille de la bourgeoisie juive berlinoise frappée par les pogroms nazis.
Écrivain pour lequel l'artiste ne peut être que le ferment d'une révolte et pour qui l'art est en relation étroite avec le langage prophétique, Kalisky choisit très tôt le mode dramatique et rédige diverses pièces qui laissent indifférent le monde théâtral belge. Parallèlement à ces travaux, l'auteur nourrit en autodidacte son goût de l'histoire et rédige dans cet esprit deux remarquables volumes consacrés au monde arabe. Une recherche qui se poursuit avec Sionisme et dispersion. Dans ce livre, un francophone issu d'une terre de la double allégeance décrit avec minutie l'histoire plusieurs fois millénaire de l'oscillation du peuple juif entre Sion l'impossible et la Diaspora. Il y repère les fondements de son potentiel spirituel et ose mettre en cause la sédentarisation bien pensante de l'État hébreu. Ce point de vue sera repris cinq ans plus tard dans un récit prophétique, L'Impossible Royaume (1979).
Impertinentes, les questions que Kalisky déterre et profère trouvent leur forme fictionnelle majeure dans le genre tragique. La démultiplication des lieux et des époques permet au dramaturge de libérer la scène et d'y restituer l'infinie variété des mouvements historiques. Ses pièces-fresques renouvellent entièrement la perception théâtrale de l'histoire comme la question de l'engagement au sein d'un texte dramatique. Le premier maudit auquel se consacre en 1969 l'écrivain est Trotski : Kalisky le confronte à l'exil mexicain, aux prémisses de la révolution d'Octobre et aux abjections staliniennes de l'aveu mensonger. Après Skandalon (1970), consacré aux mécanismes totalitaires qui forgent une vedette sportive et la vident de toute substance, Kalisky aborde l'horreur nazie dans Jim le Téméraire (1972). Il y fait dialoguer le maître du Reich avec un juif qui se perçoit comme indésirable et ne reçoit finalement sa consistance que de ce qui le nie.[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Marc QUAGHEBEUR : directeur des Archives et du musée de la Littérature, Bibliothèque royale Albert-Ier, Bruxelles
Classification
Autres références
-
BELGIQUE - Lettres françaises
- Écrit par Marc QUAGHEBEUR et Robert VIVIER
- 17 494 mots
- 5 médias
L'irruption de l'histoire au sein des textes dramatiques se manifeste en outre, à la même époque, dans l'œuvre de René Kalisky. Celle-ci convoque sur le plateau toutes les infamies du siècle qui a mis à mal – et sans doute à mort – le sujet occidental issu de l'humanisme renaissant et du judéo-christianisme....