RÉPONSES ÉNIGMATIQUES (K. Axelos)
Avec Réponses énigmatiques (éd. de Minuit, Paris, 2005), Kostas Axelos poursuit une œuvre paradoxale, à l'abri des modes et cependant au cœur de notre modernité finissante. Du passé le plus ancien de la pensée, chez les Grecs dits présocratiques (Héraclite, avant tout), à la révélation des prophètes bibliques jusqu'à Marx et Heidegger, la question demeure d'une impossible totalisation et d'une tout aussi problématique sortie vers de nouveaux horizons. Notre monde s'avère fini et infini : fini parce qu'il serait illusoire de s'abriter derrière d'improbables arrière-mondes, infini en ce qu'il serait présomptueux de vouloir ramener « le jeu du monde » (pour reprendre le titre d'un ouvrage paru en 1969) aux limites étroites de nos possibilités de dire. Le questionnement qui naît alors rencontre partout des limites – et d'abord les limites qu'il est pour lui-même – et sans cesse se relance. Il vit de sa quête désenchantée, lucide, mais toujours à l'affût de possibles percées.
Jean Lauxerois, dans le recueil collectif qui célèbre les quatre-vingts ans du penseur (Pour Kostas Axelos, quatre études présentées et réunies par Lambros Couloubaritsis, Ousia, 2005) cite et commente ce passage, extrait des Lettres à un jeune penseur (1996) : « Ce qui est achevé, sans perfection et dans l'inachèvement, peut porter en lui les signes de l'avenir. La question qui se pose est très importante, elle résume même la question : sur quel plan se tiendrait et se mouvrait l'espèce humaine dans sa figure future ? Qu'adviendrait-il du monde toujours ouvert, toujours en retrait ? » Le tremblement de la pensée se situe dans ces conditionnels qui ruinent toute certitude mais engagent à ne pas déserter, par paresse ou concession aux facilités des réponses offertes « à la vitrine » des médias, l'inlassable quête. Aux réponses rassurantes ou définitives, le penseur ne peut opposer que ses questions incongrues. L'énigme du monde n'est pas une devinette ou un rébus dont l'intelligence calculatrice pourrait venir à bout.
Ce que nous dit Axelos, c'est qu'il n'y a pas de termes définitifs qu'une vérité viendrait habiter (et toute la tradition philosophique occidentale, jusqu'à Nietzsche et Heidegger, aura vécu sur et de cette « fantasmagorie » du « dernier mot »), rien que des propositions à risquer.
Comme après la lecture de tout livre de philosophie, le lecteur de Réponses énigmatiques pourra avoir le sentiment amer qu'il en savait plus avant d'avoir ouvert le livre. Il aura alors néanmoins compris que le manque, « la faille », importe plus que les provisoires solutions qu'il rechercherait. « Il n'y a pas de dernier mot. Ni de premier. Tous les mots ont leur histoire. Il y a pourtant des mots transhistoriques qui appartiennent à la fois au passé, au présent et à l'avenir » (Lettres à un jeune penseur). Ces « grands mots » (l'être, la vérité, le monde, l'autre, le même, l'esprit, l'histoire, la pensée, la science, la technique...) doivent à chaque fois être prononcés en se mordant la langue : inévitables (ils ont ouvert les temps où nous sommes encore) et néanmoins entachés de suspicion pour leur insuffisance à dire « cela qui est ».
Si « toute attente d'une clarté suprême se trouve inexorablement foudroyée » (Réponses énigmatiques), l'acceptation des choses telles qu'elles sont (ou seraient) dans leur semi-clarté ne saurait en rien tenir lieu d'alibi. De même que toutes les fuites en avant vers un nihilisme ou un cynisme de bon aloi ne sauraient répondre à ce qui est en question. Il nous faut « être amical envers la catastrophe », accepter avec distance d'être les jouets et joueurs d'un jeu dont nous ne percevons toujours pas les enjeux mais qui, néanmoins,[...]
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Écrit par
- Francis WYBRANDS : professeur de philosophie
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