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REPRODUCTION SOCIALE

Une reproduction située et datée

Raymond Boudon - crédits : D.R.

Raymond Boudon

Comme l'a mis en évidence Boudon dans L'Inégalité des chances (1973), cette reproduction prend place dans un contexte structurel qui n'est pas sans importance. Face aux flux de diplômés, les flux de « places » à prendre sont déterminés par des contraintes économiques et sociales sans rapport nécessaire avec les politiques éducatives et les stratégies individuelles. Dans le demi-siècle écoulé, l'évolution de la structure de l'emploi et celle des flux de diplômés ont été très discordantes : entre les années 1960 et aujourd'hui, la proportion de cadres dans la population active est passée de 5 à 15 p. 100 alors que la proportion de bacheliers parmi les jeunes s'est élevée de 10 à 63 p. 100. Or si la structure sociale évolue moins vite vers le haut que celle des niveaux d'éducation, l'ajustement va se faire, sur le marché du travail, au prix d'une dévaluation de la valeur économique des diplômes. Ce qui, par un « effet de ciseaux », contrecarre l'effet démocratisant de la baisse de l'inégalité des chances scolaires. En d'autres termes, les enfants de milieu populaire dotés aujourd'hui de diplômes plus élevés que leurs parents n'obtiennent pas pour autant des positions sociales plus élevées parce que le rendement de ces diplômes sur le marché du travail a dans le même temps baissé.

L'efficacité (ou le débouché en termes de mobilité sociale) des stratégies individuelles apparaît donc strictement cadrée par le contexte macrosocial. Dans certains contextes historiques, l'accès aux diplômes peut constituer un vecteur de promotion sociale ; Louis Chauvel montre ainsi que l'école a joué un rôle d'ascenseur social pendant les Trente Glorieuses parce que l'évolution de la structure des emplois (en l'occurrence le développement des emplois de cadres) créait un « appel d'air » pour les plus diplômés. Aujourd'hui, l'augmentation du nombre de diplômés dans un contexte de moindre croissance engendre plutôt un processus d'inflation des diplômes qui fonctionne comme un effet pervers, en ce sens que si les individus ont de bonnes raisons d'accumuler des diplômes, dès lors que le mouvement global de baisse de la valeur des diplômes sur le marché du travail coexiste avec le maintien d'un rendement relatif au niveau individuel, cela entretient le processus de dévaluation auquel ces comportements réagissent.

Il est probable que l'on assiste alors à des modifications dans les stratégies de reproduction des familles, qui doivent « changer pour se maintenir », comme l'analysaient Bourdieu et ses collaborateurs en invoquant les stratégies de reconversion des familles d'indépendants qui avaient dû renoncer à l'héritage pour miser sur l'école, dans les années d'après guerre, pour assurer la situation de leurs enfants. Déjà, le rôle médiateur du diplôme dans le processus de reproduction sociale semble en baisse. Breen montre que, dans quelques pays occidentaux, l'éducation reçue devient moins importante pour accéder aux positions sociales. En effet, la diffusion des titres scolaires affaiblit leur pouvoir informatif et de filtre aux yeux des employeurs qui doivent alors recourir à d'autres critères, notamment des critères d'attitudes ou de comportements qui ne sont sans doute pas moins corrélés avec l'origine sociale que le niveau d'instruction. Une chose est sûre, la notion d'égalité des chances reste une aporie, et la méritocratie une idéologie, tant que les enfants grandissent dans des environnements inégaux et que les stratégies de reproduction des familles s'inscrivent dans une société où les places restent inégales. Mais les processus qui assurent la reproduction des structures sociales entraînent aussi des dynamiques susceptibles[...]

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