RESPIRATION ARTIFICIELLE, Ricardo Piglia Fiche de lecture
Publié en 1980, en pleine dictature militaire, Respiration artificielle (Respiración artificial), le premier roman de l'écrivain argentin Ricardo Piglia (1940-2017) pose dès sa première phrase une question brûlante dans un pays où la censure et la répression font rage : « Y a-t-il une histoire ? » demande le narrateur, jouant de l'ambiguïté d'un terme qui renvoie à la fois à la fiction et à la démarche propre à l'historien. Cette interrogation, grosse des menaces et des aléas inhérents à la situation du moment, fait de l'histoire – au même titre que de la littérature – l'alternative au discours intransitif du pouvoir autoritaire. Le « désir d'enquête » passe ici par la reconstitution et l'analyse, menée par Marcelo Maggi, un historien, « ex-avocat qui enseigne la littérature argentine à des jeunes gens incrédules », du journal intime d'un proscrit du xixe siècle, à la fois héros et traître, Enrique Ossorio, lui-même engagé dans la rédaction de son journal et d'un projet utopique : imaginer ce que sera l'Argentine en 1979. Dans ce premier volet du livre, Respiration artificielle obéit du même coup à une construction spéculaire où paradoxalement, la démarche de l'historien le confronte au passé et à l'avenir.
Méditations sur l'histoire
« L'histoire est le seul lieu où je parvienne à me soulager de ce cauchemar dont j'essaie de me réveiller », avoue Maggi, parodiant Joyce et mêlant les péripéties de sa vie à celles de l'histoire nationale. Il ne s'agit pas pour lui d'écrire une biographie, mais de percer « l'opacité du réel », de « déchiffrer le message secret de l'histoire », de réviser « les principes et les axiomes fondateurs » de la culture nationale, et de tenter de « respirer » à travers l'artifice de l'écriture. Parallèlement, dans cette première partie, le sénateur Luciano Ossorio, petit-fils du proscrit, cloué dans une chaise roulante après un attentat, est persuadé, au terme d'une démarche très borgésienne, d'avoir découvert « une seule phrase qui, exprimée, révélerait la vérité de ce pays ». Tous les personnages sont ici impliqués dans un processus d'écriture ou dans une confession, marquant par là même une double volonté de déchiffrement et d'oubli, afin d'effacer de la mémoire tout ce qui n'est pas « l'origine ou la fin », mais aussi le désir « d'entrevoir l'ordre qui régit la grande machine polyédrique de l'histoire ».
Dans le deuxième volet du livre, qui s'étend sur vingt-quatre heures, Emilio Renzi – le patronyme réunit le second prénom de Piglia et le nom de sa mère, ce qui fait de ce personnage un « double ironique » de l'auteur –, le neveu de Maggi qui entretient une correspondance avec lui, se rend à Concordia, dans la province de Entrerríos, pour rencontrer son oncle. Maggi ayant « disparu », le neveu entame un long dialogue avec un émigré polonais, Tardewski, ancien élève de Wittgenstein, sur la fictionnalisation du discours critique, sur « l'évolution souterraine de l'européanisme comme élément de base de la culture argentine depuis son origine », sur les dérives du rationalisme (Mein Kampf est ainsi interprété comme une « flexion finale dans l'évolution du subjectivisme rationaliste inauguré par Descartes »). Le ton des échanges entre Tardewski et Renzi, étincelant et caustique, passe de la virulence à la désillusion face au règne universel de la parodie, qui, selon Renzi, est venue remplacer « l'aventure ». L'œuvre de Borges, présenté ici comme un auteur du xixe siècle, alors que son influence sur le roman de Piglia est manifeste, est relue à la lumière de celle de Roberto Arlt, « le seul écrivain – selon Renzi – véritablement[...]
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Écrit par
- Claude FELL : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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