RÊVE
La finalité du rêve
Ces écrasements de choses vues, entendues, ces amputations de paysages, ces ablations et ces collages de visages et de corps, ces anachronies de personnages, de lieux, de conduites, ce sont des balayages de la surface des pensées du rêve par des flux d'énergie libidinale. La raison du rêve, c'est la dépense énergétique. A-t-elle une finalité ? Assurément, dit Freud : le rêve accomplit le désir que la réalité, la société, la loi interdisent.
Ici se fait sentir dans la pensée freudienne une légère ambiguïté, dont on s'apercevra qu'elle recouvre en fait une véritable dualité des figures de référence : cet accomplissement, comment faut-il l'entendre ? Est-il pure dépense énergétique, sans autre finalité que « machinique » (G. Deleuze) ? Procède-t-il au contraire des règles de la mise en scène spectaculaire (A. Green) ? Est-il obtenu par simple décharge, ce qui renverrait le rêve à la grande figure dionysiaque, ou bien passe-t-il nécessairement par la représentation, ce qui permet de le repérer a contrario dans le dispositif du discours judaïque ? Les deux figures sont présentes chez Freud.
Toujours est-il qu'il existe un principe qui fait que l'énergie ne peut pas se donner cours et épanchement dans le système de canalisations auquel correspondent les activités de perception, de parole et d'action communes aux hommes, un principe qui fait donc que nous ayons à rêver. Cet agent de rébellion, c'est le principe de plaisir, c'est le modèle de la jouissance sexuelle comme accomplissement du désir ; c'est l'incompatibilité, pour Freud irrémédiable, entre, d'une part, la poussée à la décharge à tout prix qui fait passer les masses d'énergie bloquée par n'importe quelle voie, même par régression, à contre-voie, en sens interdit, jusqu'à raviver de façon hallucinatoire des traces mnésiques en l'absence des excitants réels, et, d'autre part, un principe de conservation de l'appareil psychique et d'épargne d'énergie qui permet un rapport institutionnel stable avec le monde extérieur et avec autrui en imposant, par refoulement, des voies et un sens d'écoulement à la force libidinale. Cet énoncé simplifié du conflit suffit à faire comprendre que Freud ait pu, à partir de 1920, déplacer la nomenclature des pulsions sans abjurer (mais au contraire pour renforcer) son intuition fondamentale d'une dualité du « fonctionnement » psychique : on peut admettre que le principe de plaisir n'est pas tout entier du côté du désordre, qu'Éros contribue à la production et à la conservation d'entités comme la société et l'individu ; mais il faut alors supposer le jeu d'une pulsion de mort, indiscernable du premier, qui est un principe de détraquement et d'anéantissement de ces entités. La récurrence des rêves pénibles et des cauchemars, en particulier dans les névroses traumatiques, n'a pas peu contribué à incliner Freud vers cette nouvelle répartition des rôles libidinaux : en accomplissant le désir, le rêve, comme la jouissance, obéit à la fois à Éros et à la mort.
Revenons à l'interprétation : elle va donc retravailler le contenu manifeste pour identifier les matériaux de départ, et de là circonscrire les régions de la vie éveillée qui depuis l'enfance ont été investies par cette énergie, marquées du sigle de la jouissance et de l'angoisse, et soustraites à la conscience. Or c'est dans ce travail que se dégage, au sein de la psychanalyse du rêve et à travers elle, une nouvelle figure langagière, dont on pourrait se hasarder à trouver le modèle dans la figure de la foi hébraïque. Le psychanalyste n'interprète pas lui-même, il laisse le rêveur, son patient, apporter et retravailler son matériel en vue de le comprendre. L'analyste[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean-François LYOTARD : professeur au département de philosophie et à l'Institut polytechnique de philosophie de l'université de Paris-VIII, membre du Collège international de philosophie
Classification
Autres références
-
ABORIGÈNES AUSTRALIENS
- Écrit par Barbara GLOWCZEWSKI
- 7 150 mots
- 5 médias
Les sociétés aborigènes diffèrent beaucoup selon les régions et leur environnement. Mais certains principes leur sont communs, notamment le concept de Dreaming (rêve). Plutôt que comme un âge d'or mythique des origines et de la création, il faut l'entendre comme la mémoire virtuelle de tout ce qui... -
BACHELARD GASTON (1884-1962)
- Écrit par Jean-Jacques WUNENBURGER
- 3 478 mots
- 1 média
...œuvre. Souvent rangée du côté des sciences littéraires, elle se révèle une défense et illustration de la face nocturne de l'homme, qui ne se réduit pas aux rêves de la nuit. Elle nous fait descendre vers l'inconscient, vers la mort, mais aussi vers les forces de vie, de joie, de surexistence, au point... -
BENJAMIN WALTER (1892-1940)
- Écrit par Philippe IVERNEL
- 2 747 mots
- 1 média
...Actualisation du présent autant que du passé : car en l'un comme en l'autre, il s'agit de sauver la chance d'un éveil critique commandé par l'urgence pratique. « Chaque époque en effet, conclut Benjamin dans un exposé de 1935, ne rêve pas seulement la prochaine, mais cherche au contraire dans son rêve à s'arracher... -
BRETON ANDRÉ (1896-1966)
- Écrit par Marguerite BONNET
- 4 872 mots
- 1 média
...recherche surréaliste, la récupération par l'esprit de tous ses pouvoirs, la liberté, toujours. Les Vases communicants (1932) précisent encore le projet. Breton établit, par l'analyse de ses rêves et d'épisodes apparemment insignifiants d'un moment de sa vie, qu'un rapport étroit, le désir, unit le rêve... - Afficher les 45 références