Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

RÉVOLTE

Article modifié le

Il est bien clair que le problème théorique de la révolte – disons, plus simplement, celui de sa définition – ne peut être posé que différentiellement. Il s'agit ici de faire apparaître, systématiquement, les déplacements significatifs qui peuvent permettre de désigner, avec une certitude satisfaisante, certains types d'événements historiques : ceux qui ressortissent à la révolte, ceux qui sont nommés légitimement révolution, ceux qu'on appelle correctement mutinerie et, pourquoi pas ? ceux qu'on nomme contestation – cela, pour choisir, dans une liste qui pourrait être plus longue, un des termes qui risquent d'être durablement à la mode. La question est banale et historique : il importe, non dans un souci sémantique abstrait, mais pour améliorer les conditions d'exposition (ou d'entente) du récit historien, que soit précisé, autant qu'il est possible, le sens d'une catégorie dont se sont emparés conjointement, pour l'obscurcir, la métaphysique contemporaine et le journalisme.

Les dévalorisations de la révolte

Il convient d'abord de se libérer d'une hypothèque : celle de la « belle » opposition révolte-révolution, qui, malgré ses aspects « renversants », nourrit tranquillement l'idéalisme politique. Si l'on use du vocabulaire même de ceux qui s'alimentent à cette pseudo-contradiction notionnelle, l'antagonisme pourrait être situé à trois niveaux : celui de l'intensité : la révolte est petite, dispersée, disparate, la révolution est grande, totale, globale ; celui de la contrariété subjectivité/objectivité : la révolte est l'affaire d'individus qui réagissent brutalement dans des conditions subjectives, la révolution n'apparaît que lorsque l'histoire, le nouveau dieu, produit les conditions d'une fusion, d'une synthèse de ces tragédies multiples ; celui, beaucoup plus sérieux cette fois, de la différence succès/échec : parce qu'elle est petite et subjective, la révolte, en fin de compte, échoue, parce qu'elle est grande et objective, la révolution triomphe.

Il ne s'agit là que de jugements retrospectifs, qui ne définissent leurs catégories qu'à la lumière de l'événement accompli. Il importe de comprendre tout autrement le problème. L'idée de révolte doit être située dans un registre qui ne renvoie, dans sa différence avec la notion de révolution, ni à l'objectivité, ni à l'intensité, ni à la réalité. Il y a des révoltes globales et vivantes, de Spartacus à ce qu'on appelle les « contestations » étudiantes, qui sont bien autre chose que le simple regroupement contingent de sujets mécontents ; il y a des révoltes dévastatrices qui détruisent puissamment, sans rien construire ; il y a des révoltes triomphantes, qui ne changent rien cependant à l'ordre établi, le laissent revenir ou le renforcent...

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

En vérité, si l'on veut introduire en cette affaire un début d'intelligibilité, il faut définir, serait-ce schématiquement, le terme de révolution, auquel celui de révolte est associé de manière quasi automatique depuis le milieu du xixe siècle, sans que jamais cette liaison (de contrariété, de contradiction) soit clairement expliquée. Est révolution – au sens politique, le seul qu'on ait à entendre ici – une transformation radicale des rapports de production ; la révolution détermine un avant et un après, repérables matériellement, d'abord dans les institutions, ensuite dans les relations réelles entre les individus. Ainsi, et pour ne prendre que cet exemple, c'est à bon droit qu'on parle de Révolution française : des « réactionnaires » aux « progressistes », personne ne s'y est trompé. Aux rapports personnels d'allégeance (allégeance au roi, au seigneur, au maître de jurande) s'est substituée la relation entre des citoyens libres, libres de disposer de leur capital : pour une minorité, les moyens de production ; pour la majorité, la force de travail. Il faut préciser que seul le matérialisme historique a donné une définition correcte de l'idée de révolution, quand bien même on contesterait, comme Max Weber ou les sociologues, le type d'intelligibilité, de « causalité » qu'il a défini pour en rendre compte.

Il va de soi que, dans cette perspective, la révolte est dévalorisée ; elle n'est jamais, au mieux, qu'étape préparatoire et maladroite. Le marxisme banal a répandu à l'envi le schéma selon lequel la revendication des opprimés, des ouvriers singulièrement, s'est exprimée tantôt sous la forme infra du « trade-unionisme », qui exige des réformes, tenant compte de la socialisation effective et progressive de la production, tantôt sous les aspects de la révolte, du refus pur et simple, définissant une attitude ultra, qui « jette le bébé avec l'eau du bain ». Il n'y a pas à se laisser terroriser par cette analyse pseudo-objective ; il n'y a pas à situer l'attitude du refus comme étant placée, nécessairement et d'entrée de jeu, du côté d'un idéalisme, d'un « romantisme » refusant l'alternative réelle de la société moderne : capitalisme/socialisme, pouvoir des minorités/pouvoir des masses.

Il est clair que la minimisation de la fonction de la révolte a pour fin d'assurer l'ordre, l'ordre de l'État qui, dans les meilleures circonstances, est toujours prêt à admettre le non-conformisme des subjectivités, ou l'ordre du parti qui supporte mal des actions « marginales » qui ne sauraient accepter la logique de la discipline. Aussi bien est-il plus sérieux d'opposer la révolte, non à la révolution, mais à la non-révolte, à la conformité, à l'acceptation. Ce qu'il faut essayer de saisir, c'est le dynamisme par lequel des individus ou des groupes se mettent en rébellion ouverte ou larvée contre les institutions qui ont à charge de régler leur conduite. Où est donc l'« intérêt » de ce genre d'entreprises dangereuses (pour ceux qui les mènent) ?

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Les réponses qui ont été données à une telle question sont, semble-t-il, peu satisfaisantes. On rencontre une réponse psychologique : les circonstances créent une contradiction telle entre les revendications personnelles et la situation effective que la seule solution est l'éclatement, qui fait préférer le « crime » à la « folie ». Une réponse morale : la même contradiction est pensée en termes, non de fait, mais de droit ; la révolte est alors conçue comme réponse de la nature humaine, comprise idéalement, aux désordres et aux injustices de l'existant ; la révolte à fondement moral se donne comme légitime protestation de l'action authentiquement libre contre les méchancetés du réel. Une réponse philosophique : elle correspond très précisément à la fin – sans cesse renouvelée – de la métaphysique (occidentale) ; la métaphysique a réalisé conceptuellement la réalité subjective que la pensée chrétienne a mise en place historiquement ; du coup, cette subjectivité a des droits ontologiques : il lui appartient de s'imposer contre les organisations sociales visant à la réduire.

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur de philosophie à l'université de Paris-VIII-Saint-Denis

Classification

Autres références

  • ADOLESCENCE

    • Écrit par et
    • 2 667 mots
    • 1 média
    De nos jours, la violence juvénile résulte souvent de l'ennuimêlé de révolte que ressentent les jeunes qui ne trouvent aucun but à leur vie. Les situations d'échec scolaire, l'absence de formation et de perspectives d'emploi livrent ainsi les jeunes des banlieues à la « galère », entre chômage,...
  • ROMANTISME

    • Écrit par et
    • 22 174 mots
    • 24 médias
    ...vie économique. Ces événements ont certes causé un profond ébranlement. L'une des définitions les plus justes du romantisme est celle qui souligne en lui l'esprit de révolte : révolte métaphysique déjà chez quelques Allemands et chez Rousseau quand il s'écriait : « J'étouffe dans l'univers » ; mais aussi...
  • CAHIER D'UN RETOUR AU PAYS NATAL, Aimé Césaire - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 181 mots
    Le je laisse alors peu à peu la place au nous, et naît l'espoir d'unerévolte et d'une « nouvelle croissance ». L'anaphore initiale du petit matin, associée à la colère et au désespoir, est reprise mais transformée positivement (« tiède petit matin »), tandis qu’au « négrillon somnolent » du...
  • CAMUS ALBERT (1913-1960)

    • Écrit par
    • 2 958 mots
    • 1 média
    Camus lui-même a séparé son œuvre, sans doute de manière trop rigide, en un « cycle de l'absurde » et un « cycle de la révolte ». En fait, le sentiment de l'absurde, né d'une réflexion ontologique, accentué par la pesanteur de l'histoire devenue particulièrement angoissante, entraîne le mouvement de...
  • Afficher les 15 références

Voir aussi