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RÉVOLUTION FRANÇAISE

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Historiographie

La révolution comme catastrophe providentielle

Le fait que les ruptures provoquées par la Révolution française aient été analysées en même temps qu'elles furent vécues, donne à l'épisode une urgence inhabituelle, amène à donner au concept de révolution son sens actuel de mutation brutale, globale et difficilement réversible, et entraîne un bouleversement dans la manière de penser de l'histoire. Les protagonistes (et avec eux les observateurs contemporains), nourris de littérature grecque et latine qui leur a donné le sens tragique de la destinée humaine, élevés dans les controverses politiques et philosophiques, ont été conduits à donner à leurs actes un sens visant à l'universel. La novation de la Révolution française, telle qu'elle est comprise par les contemporains, tient à cette vision, autant qu'à la brutalité des événements eux-mêmes ; ailleurs, des conflits de nature proche, mais survenus dans d'autres climats intellectuels, n'ont pas entraîné autant de bouleversements dans la perception de l'histoire du monde. La particularité de l'historiographie de la Révolution française tient de cette conjonction.

Dans cette perspective, les discours des principaux protagonistes participent d'une réflexion politique qui s'élabore peu à peu, au fil des événements, et qui écrit l'histoire aussitôt qu'elle est vécue. Quelques-uns, cependant, ont eu en outre le temps, souvent lors de moments dramatiques, de tirer des leçons de leur expérience. Les textes de Barnave (Introduction à la Révolution française) ou de Condorcet, ou encore les Mémoires de Mme Roland illustrent cet effort qui traverse la période, puisque, au-delà des polémiques, les circonstances rencontrées sont, pour ces trois auteurs, l'occasion de réfléchir sur les principes du devenir de l'humanité.

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Pourtant, ces œuvres, connues tardivement pour la majorité d'entre elles, ont moins d'importance dans l'immédiat et lors des premières décennies du xixe siècle que les productions du courant contre-révolutionnaire, qui marquent profondément l'opinion, rapidement incapable de comprendre la violence qui a cours en France. Pour lever cette incompréhension, ses auteurs multiplient, dès 1789-1790, les livres afin de dévoiler et de dénoncer ce qui leur semble contenu dans les inventions du nouveau régime. Au sein d'une production abondante se distingue Le Patriote véridique ou Discours sur les vraies causes de la Révolution, de l'abbé Barruel, qui présente la Révolution comme une punition voulue par Dieu, causée par la démission des élites face aux « philosophes » ; le livre inaugure, en outre, la thèse du complot, qui sera réaffirmée en 1798 par le même auteur dans ses Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, expliquant toute la Révolution par l'action des sociétés secrètes.

Il ne faudrait pas comprendre ce type de publications seulement comme le résultat inévitable, et un peu vain, de lectures partisanes des événements. Tout un système de pensée se crée alors ; il aura un avenir durable, repérable encore en notre fin de xxe siècle et répondant toujours à une interrogation collective. D'autres auteurs apportent des réponses plus mesurées, mais tout aussi critiques sur la Révolution, comme Mallet du Pan, dans ses Considérations sur la nature de la Révolution de France (1793). Un exemple exceptionnel est apporté par le livre d'Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution française, publié dès octobre 1790 à Londres. S'il relève d'abord des polémiques internes à l'Angleterre nées autour de la Révolution, qui sont entretenues par des auteurs aussi importants que Mary Wollstonecraft, Joseph Priestley, Thomas Paine, James Mackintosh ou William Godwin, cet ouvrage trouve un écho considérable en Europe et marque durablement les Français, car il pose deux questions essentielles, qui restent encore en débat. Comment une société peut-elle engager un changement volontariste par rapport à ses propres traditions ? Comment comprendre l'emploi de la violence pour une fin politique ? Sur ces deux points, Burke est le premier à proposer un refus argumenté de l'ensemble du processus : il prévoit dès 1790 que la violence ne peut qu'empirer si le volontarisme entend une ligne politique née de l'abstraction idéologique. Dans l'immédiat, Burke n'arrive pas à influencer son propre gouvernement à propos de la politique à mener envers la France. Cependant, il devient aussitôt la figure de proue de tout un courant contre-révolutionnaire européen et, surtout, il oblige tous les penseurs et les historiens à répondre à ces questions.

Par la suite, dans l'ensemble francophone, les Lettres à un ami ou Considérations politiques et religieuses sur la Révolution française de Saint-Martin et surtout les Considérations sur la France de Joseph de Maistre, parues en 1796-1797, trouvent également de nombreux lecteurs. Ces ouvrages lient la Révolution à la volonté divine ; pour Maistre, elle deviendra, paradoxalement, une épreuve « miraculeusement mauvaise ». Ainsi, il estime possible qu'elle puisse donner naissance à un régime qui insisterait sur les devoirs de l'homme et rétablirait les droits de Dieu, qu'elle soit non seulement une contre-révolution mais bien le contraire d'une révolution. Le renversement de perspective est complet, intégrant la Révolution, malgré elle, dans l'histoire de France pour renouer la chaîne des temps.

Nouvelles perspectives

Contre cette pensée providentialiste, illustrée également par Louis Ambroise de Bonald (Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, 1796) et, après la Restauration, par Pierre Simon Ballanche, qui entendent tous deux tirer aussi une leçon religieuse de l'époque révolutionnaire, l'école libérale voit le jour, née des interrogations entraînées par les mutations sociales. Sous le Directoire, Benjamin Constant a été le premier à ouvrir cette voie qui reconnaît l'aspect libérateur de la Révolution tout en rejetant la nécessité du passage par la dictature ou par la Terreur. Cette pensée, qui refuse tout fatalisme comme toute fonctionnalité à la violence, échoue cependant à rendre compte de la situation des années 1795-1799, puisque le régime ballotte entre les coups d'État, hésitant entre le retour au jacobinisme et la tentation de la monarchie modérée. Par la suite, cette lecture de l'histoire, qui désacralise la compréhension du monde et rend nécessaire le débat politique, est combattue tout autant par le Consulat et l'Empire, qui s'inventent une légitimité inédite et n'autorisent pas de débat politique, que par la Restauration, qui laisse proliférer, tout en s'en inquiétant, une littérature hagiographique et militante. Si bien que la volonté de justifier un régime tempéré, à l'anglaise, et les propositions pour terminer la Révolution, toutes idées que Mme de Staël défend par la suite dans son ouvrage posthume, Considérations sur les principaux événements de la Révolution (1818), demeurent sans écho immédiat.

Cependant, la condamnation de la période entretenue pendant la Restauration fait long feu, parce que la publication des Mémoires des acteurs de la Révolution est entreprise, donnant la parole aux représentants des différents courants, ce qui relativise les dénonciations proférées par les auteurs se réclamant d'une interprétation providentialiste et favorise une lecture historique des faits. En outre, le rappel des réussites nationales pendant les années révolutionnaires et impériales, ainsi que l'urgence de trouver des solutions politiques aux problèmes sociaux qui se posent dans une société où l'argent fonde dorénavant les hiérarchies, obligent à reconsidérer l'héritage révolutionnaire, qui devient le terrain d'expérimentation d'où pourront émerger des concepts politiques utiles.

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Inscrite dans ce courant libéral, la figure de François Guizot se distingue de l'ensemble des auteurs qui réfléchissent sur le sujet. De l'expérience révolutionnaire, il reconnaît la force des courants antagonistes et propose pour l'avenir une régulation raisonnable des conflits en permettant que se constitue une représentation nationale contrôlée, qui canaliserait l'énergie politique tout en évitant les radicalisations et les violences. Participant du même mouvement d'ouverture, les vulgarisations historiques qu'Auguste Mignet (Histoire de la Révolution française, 1824) et Adolphe Thiers (Histoire de la Révolution française, 1823-1828) donnent de la Révolution humanisent les Montagnards par la grâce du récit, et offrent par conséquent aux couches sociales bourgeoises la possibilité d'intervenir dans un débat politique balisé. Tous ces livres achèvent de laïciser l'interprétation de la Révolution et diversifient les approches historiennes au moment où la révolution de 1830 fait naître de nouveaux espoirs et de nouvelles alliances.

L'histoire de la Révolution apparaît alors pour l'opinion cultivée comme un moment métonymique de toute l'histoire du pays et du monde, si bien qu'elle est étudiée par de nombreux acteurs de la vie politique, chacun cherchant à démontrer la justesse de ses propositions pour l'avenir au travers de ses analyses du passé : L'Histoire parlementaire de la Révolution française de Buchez et Roux (1834-1838), y trouve les raisons de défendre un socialisme catholique ; L'Histoire de la Révolution française de Louis Blanc (1847-1862), la religion civile de la fraternité ; l'Histoire des Girondins de Lamartine (1847), une révolution éclairée par les élites ; l'Histoire de la Révolution française de Jules Michelet (1847-1853), une communauté nationale et populaire, mystique et anticléricale, tandis que La Révolution d'Edgar Quinet (1865) entend retrouver la possibilité de faire renaître le pacte social.

Ces œuvres, ainsi que d'autres moins connues, illustrent l'intensité des débats dans lesquels leurs auteurs sont engagés et attestent l'acceptation par une partie de l'opinion de l'idée d'une révolution modérée face au bloc réactionnaire. Leur objectif commun, au-delà de leurs profondes divergences, est d'ordonner les faits pour justifier une orientation philosophique et politique cohérente autour de l'impossible réconciliation entre liberté et fraternité. Michelet symbolise ce moment historiographique autant par sa prose poétique, son engagement pour la révolution fraternelle et son refus de la violence que par sa dénonciation du cléricalisme et de l'autorité, mais aussi par son exaltation d'un esprit « français », qui font de lui à la fois un esprit partisan et universel. Dans l'immédiat, les grandes controverses du tournant du siècle qui portent sur la nature de la Terreur, et dans le prolongement, sur la nature de la future démocratie française, divisent la gauche et imposent de chercher de nouveaux fondements à la compréhension du passé. Les combats qui agitent les rangs républicains et révolutionnaires pendant les années du second Empire provoquent un déplacement des admirations, la figure de Danton supplantant celle de Robespierre pour les historiens et les vulgarisateurs ; tandis que les révolutionnaires « libertaires », comme Auguste Blanqui, condamnent les « séminaristes rouges », que sont, à leurs yeux, les Jacobins et leur chef Robespierre, au profit des hébertistes.

Alexis de Tocqueville (1805-1859) - crédits : A. Dagli Orti/ De Agostini/ Getty Images

Alexis de Tocqueville (1805-1859)

Les œillères idéologiques sont déterminantes, bien que, depuis les années 1820, les historiens professionnels s'affirment peu à peu ; les années 1840 voient leur place se consolider, même si Michelet, historien et archiviste de profession, illustre les ambiguïtés de leur position. Il écrit une histoire tellement engagée que ses passions influencent sa lecture des archives. Cependant, l'érudition s'impose progressivement et réussit à limiter l'invective, ce dont témoigne de façon exemplaire l'ouvrage inachevé, L'Ancien Régime et la Révolution, d'Alexis de Tocqueville (1856), homme politique et observateur attentif de son temps. Sa méditation méthodologique déplace l'attention en insistant sur le caractère inéluctable de l'évolution des sociétés et oblige à réfléchir sur les moyens d'intervention politique.

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À côté de ces études, l'histoire de la Révolution française permet à Marx, relisant Hegel, de voir dans l'échec français la possibilité de critiquer l'illusion du politique et d'imaginer dans la révolution sociale les voies de la liberté ; Balzac, aux sympathies monarchistes, y lit le moment de la création du monde moderne, dorénavant dirigé par l'argent, et ses romans sont l'occasion d'une méditation désabusée et caustique ; le mouvement romantique – par réaction à l'égard de ce passé dont la gloire est inaccessible et dont les souvenirs sont terribles – réhabilite le passé français antérieur à la Révolution et, pour une part, exalte l'épopée contre-révolutionnaire, à commencer par la Vendée mêlée à la chouannerie exotique. Les leçons tirées de la Révolution française sont ainsi totalement ouvertes.

Affirmation de l'histoire et violence des passions

« L'année terrible », 1871, bouleverse la donne ; la Commune apparaît comme une trahison des idéaux de fraternité à beaucoup qui en avaient été les fervents défenseurs jusque-là, au point que des auteurs républicains se rangent parmi les Versaillais ou que Michelet, désarçonné par le tour imprévu des événements, devient muet. Le choc amène Victor Hugo, qui incarne alors la figure respectable de l'ancêtre républicain, après avoir été adepte de la cause vendéenne dans sa jeunesse et intéressé par la chouannerie dans sa maturité, à relire la Terreur dans Quatrevingt-Treize (1874) pour stigmatiser l'impasse dans laquelle la violence des guerres civiles a conduit le pays.

La lecture de la Révolution est renouvelée par la recomposition du paysage intellectuel et par les mutations survenues dans la vie politique. Apparaissent en effet de nouvelles forces politiques (liées aux classes moyennes) et de nouvelles formes d'interrogation du social, marquées par la peur des foules et par l'approche scientifique inspirée du positivisme. De ce nouvel équilibre témoignent Les Origines de la France contemporaine (1875-1893) d'Hippolyte Taine parues dans le contexte du traumatisme laissé par la guerre franco-prussienne et par la Commune, mais son observation, qui se veut clinique, se réalise sur un mode dénonciateur. La rigueur de la méthode prônée par l'auteur lui-même est ainsi démentie par une écriture polémique : les anecdotes justifient la condamnation de la mystique révolutionnaire et renvoient aussi à un discours pessimiste sur l'humanité ; la présentation complaisante de la violence et des luttes entre révolutionnaires donne cependant l'image d'une révolution d'autant plus incompréhensible que ses adversaires contre-révolutionnaires sont peu présents dans le récit.

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Ce type d'ouvrage est violemment critiqué par l'histoire universitaire, qui trouve alors sa place dans la société française avec l'assurance qu'elle tire de ses méthodes et de son cursus. Son meilleur représentant est Alphonse Aulard, premier titulaire de la chaire d'histoire de la révolution à la Sorbonne, à partir de 1886. Il crée véritablement le courant historiographique universitaire qui, d'une part, se voue à l'érudition critique et à la publication des archives, tout en se dévouant, d'autre part, à la pédagogie républicaine. Les a priori qui en découlent influencent la description laïque et anticléricale qui est donnée de la Révolution, présentée comme fondatrice de l'unité nationale dans un mouvement rassemblant tous les courants révolutionnaires, hormis les sans-culottes. Les circonstances qui prévalent en 1793 expliquent la Terreur, et la réussite nationale en excuse les errements. La volonté de corseter l'histoire de la Révolution dans le cadre universitaire est manifeste, ainsi que le désir de faire de la Révolution l'introduction au « monde contemporain » que la IIIe République organise victorieusement dans le même temps. L'érudition y gagne de façon importante, puisque ces recherches méthodiques lèguent d'innombrables publications de textes, à commencer par celles des Archives parlementaires. Cependant, le travail érudit ne se départit jamais de ses aspects idéologiques, comme en témoigne la prodigieuse somme de Charles Louis Chassin, Études documentaires sur la Révolution française (onze volumes, 1891-1900), consacrée aux guerres de l'Ouest et de la Vendée, qui défend la République contre les royalistes et les catholiques, en dénonçant toutefois les exactions terroristes commises par les suppôts de Robespierre dans la région.

L'époque n'est donc pas à la sérénité, les célébrations républicaines étant accompagnées d'œuvres littéraires et artistiques empreintes de parti pris ; il en est de même des célébrations contre-révolutionnaires, ainsi que des tableaux et des monuments qui rappellent les pires aspects de l'histoire de la Révolution. Alors que le romantisme avait puisé des thèmes dans les épisodes révolutionnaires surtout en fonction de leur densité tragique, les artistes de la fin du siècle s'intéressent explicitement aux dimensions politiques et partisanes des faits qu'ils traitent. Le personnage de Bara, enfant martyr de 1793, devient ainsi une des figures récurrentes du panthéon républicain ; l'exaltation du sacrifice du peuple vendéen, catholique et royaliste, lui répond en écho. Cependant, c'est moins pour défendre une idée politique que pour exploiter le sang et la violence qui font le succès de tant de journaux de l'époque que, nouveaux venus dans ce champ clos, les romans populaires s'engouffrent dans l'histoire de la Révolution. La littérature à tonalité contre-révolutionnaire y trouve certes plus aisément son compte, dénonçant la guillotine et les terroristes, et contrebalançant au sein des familles la leçon républicaine désormais dispensée dans les écoles – du moins avant que les évêques et les mouvements de droite ne défendent l'école catholique et ne soutiennent les manuels dénonciateurs de la Révolution qui y auront cours pendant plusieurs décennies. Plus que le lycée, ouvert aux débats d'idées, l'école primaire devient le terrain de prédilection de ce combat autour des origines de la nation, dont les grands acteurs (Marceau ou La Rochejaquelein selon les manuels et les idéologies qui les sous-tendent) sont proposés comme exemples et modèles aux enfants. Les lectures politiques de l'histoire de la Révolution sont donc toujours prédominantes dans la société française, comme en témoigne, en 1891, la boutade célèbre de Clemenceau assurant que « la Révolution est un bloc », pour répondre à la pièce de Victorien Sardou, Thermidor.

La querelle gauche-droite s'installe ainsi dans une opposition entre universitaires d'un côté, écrivains et publicistes de l'autre ; elle se double d'une querelle de méthode, si bien que les témoignages et les souvenirs, mais aussi les approches plus philosophiques et comparatives, sont de moins en moins acceptés par l'Université, soucieuse de vérifications archivistiques et dispensatrice de récits, donnés pour vrais. Au tournant du siècle, la contestation vient pourtant de la gauche socialiste : avec l'Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1904), de Jean Jaurès ; celui-ci réinstalle l'histoire de la Révolution dans le cours de l'histoire universelle, mais lui assigne une vocation pragmatique à l'intention des prolétaires désireux de prendre le pouvoir. La critique de gauche au sein de l'Université est incarnée par Albert Mathiez (La Révolution française, 1922-1927), qui joint à sa lutte personnelle contre le maître Aulard une interprétation inspirée du marxisme, même si son adhésion au mouvement communiste demeure très limitée. Mathiez, qui fait la part belle à Robespierre et aux demandes sociales, est le premier en France à penser le rapprochement entre Révolution française et révolution bolchevique et à justifier la Terreur par la nécessité politique.

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Les rivalités universitaires vont continuer à déchirer les historiens professionnels, au moins jusqu'à l'installation de Georges Lefebvre à la Sorbonne (1937), qui tout à la fois consacre l'approche sociale marxisante et aborde les domaines inédits que sont l'étude de la paysannerie et des imaginaires sociaux. En opposition avec cette sensibilité, l'Académie française et les écrivains de droite donnent de la Révolution une image totalement différente. La critique fondamentale vient de Maurras et du cercle de l'Action française, qui réhabilitent la contre-révolution et relèvent les lacunes du jugement de l'école universitaire. Le jeune Augustin Cochin, montrant à l'œuvre la machine jacobine qui quadrille la société française, inaugure une critique que le xxe siècle retiendra d'autant plus facilement qu'il peut y trouver un lien avec la recherche des causes du collectivisme. La mesure du désaccord entre les deux univers de pensée que plus rien ne relie est donnée, à droite, par la vulgarisation érudite de Georges Lenotre, comme par la synthèse de Pierre Gaxotte, La Révolution française, parue en 1928, dont la dénonciation argumentée s'appuie sur le rapprochement accusateur entre Révolution française et révolution bolchevique. Au même moment, les écoles historiques américaines ou russes ouvrent des voies nouvelles dans l'interprétation des faits, s'affranchissant définitivement des pratiques françaises.

L'éclatement des traditions nées de la Révolution est manifeste au moment du Front populaire et du cent cinquantenaire, lorsque socialistes et communistes s'engagent dans des commémorations différentes. La nécessité de refaire l'union nationale dans l'esprit de la Révolution est mieux exprimée par le cinéma avec, notamment, La Marseillaise de Jean Renoir (1937), que par l'histoire scientifique.

Une école et ses opposants

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui a vu l'État français brûler les livres de Georges Lefebvre et fêter les victimes de la Vendée, tandis que la Résistance se rattachait volontiers au nationalisme révolutionnaire, l'histoire de la Révolution française consacre les grandes figures de l'érudition militante de gauche que sont Ernest Labrousse (pour sa Crise de l'économie française à la fin de l'Ancien Régime et au début de la Révolution, 1944) et surtout Georges Lefebvre, titulaire de la chaire parisienne. La Révolution française, spécifique au pays, doit donc être comprise au travers d'inlassables dépouillements d'archives dans une optique résolument économique et sociale, sur fond de marxisme. Cette école, dont Albert Soboul prendra la tête par la suite, va diffuser durablement son enseignement, mais se trouve mêlée à de nouvelles luttes historiographiques. L'opposition de droite, affaiblie après 1945, est toujours menée par Gaxotte, académicien, lu hors de l'Université, tandis que celle de gauche est menée par Daniel Guérin, socialiste libertaire, qui marie ses opinions avec une défense des « bras nus », qu'il estime avoir été frustrés de leur révolution par les Jacobins « bourgeois » (La Lutte de classes sous la Première République. Bourgeois et « bras nus » [1793-1797], paru en 1946). La longue querelle qui en découle n'a pas été stérile ; elle a entraîné l'historiographie à étudier les classes populaires urbaines et leur représentation politique. Albert Soboul en fait le sujet de sa thèse Les Sans-Culottes parisiens en l'an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire. 2 juin 1793-9 thermidor an II, parue en 1958.

Les révisions importantes de l'historiographie française viennent cependant de l'étranger, notamment des Anglo-Saxons, qui pratiquent des approches comparatistes inhabituelles en France ; en outre, ils s'intéressent aux racines du totalitarisme, ont le souci de réexaminer les catégories sociales et sont engagés dans une perspective mondialiste. Mais l'emprise de l'école universitaire française est telle que les critiques des oppositions consacrées entre bourgeoisie et noblesse faites par l'historien anglais Alfred Cobban (Le Sens de la Révolution française, 1955 ; 1963 pour la version française) sont dans un premier temps marginalisées en France, où elles ne réapparaissent, avec vigueur, que dans les années 1970 ; les accusations que porte John L. Talmon contre la Révolution, vue comme une des matrices du totalitarisme (The Origins of Totalitarian Democracy, 1952), et celles de Hannah Arendt, au terme d'une comparaison entre révolutions américaine et française (Essai sur la révolution, 1967), restent également en dehors du débat français jusque dans les années 1980 ; en revanche, la théorie d'une révolution atlantique, dans laquelle s'inscrirait la Révolution française, prend forme avec Jacques Godechot et Robert Palmer en 1955 et secoue l'univers des historiens de la Révolution, car elle met en cause la spécificité de la Révolution française. Jacques Godechot, pourtant déjà reconnu pour ses travaux érudits et ses synthèses, est accusé, dans ces années de guerre froide, de vouloir lier l'histoire française à celle de l'O.T.A.N. et est taxé de « révisionnisme ». Sa longue carrière lui permettra par la suite de nuancer sa thèse en insistant sur le nationalisme français et de montrer aussi la réalité internationale de la contre-révolution. La querelle s'apaise ensuite, mais elle annonce la remise en cause du modèle socio-économique de l'orthodoxie française en même temps qu'elle illustre la violence des anathèmes.

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Les années 1960 et 1970 voient la prééminence de l'œuvre d'Albert Soboul et de ses élèves, tandis que l'historiographie anglo-saxonne alimente une dissidence, méthodologique et politique, que relaie François Furet en France, depuis la VIe section de l'École pratique des hautes études, qui deviendra en 1975 l'École des hautes études en sciences sociales. Le livre destiné au grand public que François Furet signe avec Denis Richet, en 1965-1966, La Révolution française, fait alors figure de provocation, venant de deux historiens étrangers au monde des historiens de la Révolution française et insistant sur les « dérapages » de la Révolution, qui en expliqueraient les excès. Une longue polémique en résulte, qui oppose des institutions (l'E.P.H.E. à la Sorbonne) et des revues (les Annales. Économies. Sociétés. Civilisations, aux Annales historiques de la Révolution française), et qui souligne surtout l'incompatibilité entre les méthodes. La remise en cause de l'historiographie « classique », qui aurait contribué à la création d'une « vulgate » et d'un « catéchisme révolutionnaire », telle que Furet la met en œuvre en 1978, dans son Penser la Révolution française, est un tournant fondamental, puisque la polémique déborde rapidement le cadre strictement universitaire, renouant avec les pratiques de la fin du xixe siècle. François Furet remet en cause toutes les habitudes historiographiques, obligeant à reconsidérer les explications données pour assurées, entraînant un renouvellement des points de vue et des objets mêmes de l'histoire. Les livres de Furet sont d'autant mieux accueillis par le public cultivé qu'ils rencontrent des sensibilités formées par les débats iconoclastes des années 1968-1970, notamment autour des « nouveaux philosophes » et des critiques du marxisme.

Les explications fondées sur l'économique et le social sont mises à mal, et la dimension politique (au sens le plus large du terme) devient l'horizon de la réflexion. Cette ouverture, qui suscite en réaction la reprise de travaux d'érudition classique, permet aussi que l'étude des structures imaginaires soit relancée, dans la lignée de La Grande Peur de 1789, de Georges Lefebvre, qui n'avait pas eu de suite ; elle conduit à une approche des mentalités révolutionnaires, dont Michel Vovelle se fera le spécialiste, ou à une étude des langages employés pendant la période. Mais l'essentiel n'est pas là. La Révolution française est devenue, à nouveau, un objet de débats universels, puisque la démonstration de François Furet est le moyen de mettre en accusation une tradition historiographique fondée sur le marxisme, tout en oubliant d'autres historiens ; elle inscrit la Révolution parmi les mouvements politiques responsables de la naissance du totalitarisme, le mot désignant, dans ce contexte, le Goulag soviétique autant que les camps nazis. La vigoureuse dénonciation du Goulag par Alexandre Soljenitsyne devient une affaire franco-française au moment où Michel Foucault assure que la période révolutionnaire a organisé la société grâce à la diffusion des structures de pouvoirs dressant les individus.

Un bicentenaire paradoxal

Cette remise en cause des systèmes de pensée explique que les années 1980 aient été ensuite l'occasion d'un chassé-croisé historique et commémoratif inédit et surprenant. Les attaques ne viennent pas seulement de l'extrême droite institutionnelle, elles viennent aussi de l'Université, qui prend parti ouvertement contre l'historiographie dominante en inaugurant, derrière Pierre Chaunu et Jean Tulard, un courant contre-révolutionnaire universitaire. Les dénonciations des exactions révolutionnaires deviennent des lieux communs, mettant en avant les tribunaux révolutionnaires ou le prétendu « génocide vendéen », en passant par les massacres de Septembre..., ainsi les principales zones d'ombre de la Révolution sont-elles brutalement éclairées. L'Université, l'Institut, des partis politiques, des journaux et des revues de droite réinvestissent ainsi un espace qu'ils avaient perdu depuis un siècle, recomposant le paysage intellectuel français. Le cœur de la contestation de la Révolution tient cependant dans l'affirmation que 1789 contient 1793 en germe, si bien que dès 1788 le changement politique serait déjà effectué, le discours révolutionnaire n'étant plus là que pour justifier la violence. Avec moins d'éclat et sans ces a priori, d'autres approches s'imposent dans ce champ historiographique à nouveau ouvert : l'historiographie anglo-saxonne trouve un vulgarisateur, en la personne de Jacques Solé (La Révolution en questions, 1988), l'histoire culturelle renouvelle totalement les perspectives avec Roger Chartier (Les Origines culturelles de la Révolution française, 1988), tandis que les principales œuvres des critiques anglais et américains sont traduites en français, permettant que Donald M. G Sutherland (Révolution et contre-révolution en France : 1789-1815, paru en 1991), Keith Baker (Au tribunal de l'opinion, 1993), Colin Lucas (La Structure de la Terreur, 1990), et Timothy Tackett (La Révolution, l'Église, la France, 1986) soient enfin accessibles au lecteur français, qui peut ainsi bénéficier d'approches très diverses.

Ce contexte explique en partie la complexité de la célébration du bicentenaire de la Révolution. Fêté sous un gouvernement socialiste, dont les intentions prudentes réduisent essentiellement l'héritage aux droits de l'homme en s'interdisant de revendiquer les traditions sociales ou même nationales, le bicentenaire de la Révolution aurait pu être le moment, pour le pays qui a inauguré l'universalité révolutionnaire, d'une grande exaltation ; l'effondrement des pays « socialistes » de l'Europe de l'Est et la brutale répression en Chine semblèrent donner raison aux contempteurs de la Révolution française qui en faisaient le prototype de la révolution en général et l'accusaient d'être responsable de tous les totalitarismes et de tous leurs excès, de Staline à Pol Pot. Les polémiques n'empêchent pourtant ni le succès équivoque du défilé réglé par Jean-Paul Goude à Paris, ni surtout le grand nombre de manifestations quasi traditionnelles qui célèbrent les acquis républicains et révolutionnaires, attestant qu'à côté – voire hors – des débats intellectuels, et malgré la perte totale de significations politiques dans certaines régions françaises, des traditions de pensée se maintiennent dans un certain nombre de groupes et de lieux.

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La permanence des pratiques commémoratives républicaines, et antirépublicaines dans un certain nombre de cas, permet de penser que les engagements militants, pro et contra, sont demeurés vivaces. La Révolution continue de figurer dans les consciences françaises comme un répertoire d'idées-forces ; le cinéma de fiction en témoigne abondamment, n'hésitant pas à puiser dans les épisodes de la Terreur, de la mort du roi ou de la Vendée des scénarios, le plus souvent critiques sur le cours même de la Révolution. Les références historiques ne correspondent peut-être plus aux modes de pensée actuels, mais elles n'ont pas disparu de la mémoire du pays.

Un dynamisme éclaté, des orientations discordantes

Le bilan historiographique est malgré tout difficile à établir. Certes, les annuaires de la Bibliographie française enregistrent annuellement plusieurs milliers de références, attestant que la Révolution française demeure un des terrains privilégiés des chercheurs, qui constituent, dans l'ombre, des savoirs indispensables aux synthèses à venir ; pour autant, l'historiographie est toujours dominée quantitativement par les travaux consacrés aux épisodes locaux et régionaux, pour lesquels les traditions d'érudition restent de mise, ainsi que par les prises de positions idéologiques, même si les travaux universitaires comptent de plus en plus dans ces analyses locales, ce qui devrait changer les perspectives dans l'avenir.

L'école dirigée par Albert Soboul, qui affirmait que l'étude de l'histoire de la Révolution française devait être une spécialité en soi, dont le cœur battait au rythme de l'histoire quantitative fondée sur l'économie et le social, qui était établie sur l'étude des rapports de forces entre classes bien définies et qui considérait l'événement « Révolution française » comme une promesse inachevée, donnant le sens d'une histoire à faire autant qu'à écrire, cette école donc n'est pas restée inactive. Michel Vovelle, successeur d'Albert Soboul à la Sorbonne, ses proches et ses élèves ont renouvelé le champ d'étude, s'ouvrant à l'histoire des mentalités, de l'image, des rapports au corps, de l'analyse des discours... en même temps que des études classiques sont reprises.

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Reste que les études sur la société du xviiie siècle menées par Arlette Farge, Jacques Revel, Roger Chartier ou par Robert Darnton et Daniel Roche, comme celles qui ont été menées à partir de la période révolutionnaire sur le xixe et le xxe siècle par Mona Ozouf, Bronislaw Bazcko, Claude Nicolet, Gérard Gengembre ou Jean-Clément Martin ont ouvert l'analyse de la Révolution française, naguère réservée à des spécialistes, ont diversifié les approches et ont fait admettre la nécessité des comparaisons. L'innovation capitale reste certainement l'importance reconnue à la culture politique, en tant que dimension explicative, comme l'ont montré les travaux de François Furet, Keith Baker, Mona Ozouf et Colin Lucas. Le temps des rejets, sinon celui des anathèmes, semble cependant révolu, permettant que des interactions s'établissent entre toutes les lectures de la Révolution.

Le legs accepté de la Révolution consisterait alors, plutôt qu'en des leçons, en des apories politiques autour d'affrontements entre pouvoirs législatif et exécutif, autour de la sacralisation de la loi, autour de l'exclusion des opposants, autour de la pratique commémorative.... L'importance de ces questions confirme l'intérêt de l'étude de la Révolution française, notamment lorsqu'elle est mise en perspective avec les autres révolutions. L'ouverture de la recherche à toutes les interrogations semble désormais irréversible. Le refus, surtout, des principes idéologiques permet d'écrire une histoire qui restitue la part de l'imprévu, de l'accidentel, en la liant aux cadres conceptuels en amont et aux fixations mémorielles en aval.

— Jean-Clément MARTIN

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Arbre de la Liberté, Lesueur, 1790 - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Arbre de la Liberté, Lesueur, 1790

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