RHÉTORIQUE
Controverses
Et pourtant, la rhétorique n'a pas unanimement séduit. Sans parler des philosophes, métaphysiciens ou mathématiciens, trop en quête de vérité pure pour s'intéresser à ce réglage éphémère de l'à-propos que requièrent les affaires publiques, ni des piétistes qui placent leur idéal intimiste dans la famille et le travail artisanal bien fait, certains éducateurs d'élite rejettent la rhétorique comme inutile ou pernicieuse. Le chancelier d'Aguesseau, en 1716, estime que, avec une solide formation juridique, pratiquer les mathématiques pour le raisonnement, la traduction multiple pour la justesse d'expression et les cantates de Vivaldi pour le souffle et la voix prépare mieux à l'exercice de la magistrature que le trop « scholastique » Quintilien. Les jansénistes de Port-Royal ne rédigent aucune rhétorique, réprouvant la débauche d'émotions et l'esprit d'orgueilleuse émulation que suscite, par sa théâtralité espagnole, cette discipline païenne, animée d'une morale héroïque révolue. Ces critiques tendent invinciblement soit à réduire le trivium au couple que forment logique et grammaire, soit à remplacer la rhétorique par la musique, qui ravit sans rien dire. Car c'est ici la persuasion même, l'influence mutuelle de paroles incertaines et troublantes, qui est réprouvée, au nom de la liberté de conscience individuelle ou d'un appel divin personnel, secret et direct.
Dans cet univers de monades modernes en phase d'individualisation, la tradition rhétorique comme voie d'accès humaine à la parole commune devient incompréhensible : attaques et solutions de rechange se multiplient donc. Or de l'extérieur s'en trouve délimité un ultime carré, la rhétorique proprement dite, Rhetorica perennis, fidèle à quatre principes : l'antagonisme est premier et son harmonisation passagère ; les causes doivent être légitimées par une valeur acceptable ; cette activité requiert réflexion, art et méthode ; une cause pour être entendue doit convaincre et toucher. Autour de ce noyau, d'où nous pourrions repartir aujourd'hui, gravitent des antirhétoriques, ou des néo-rhétoriques, qui récusent l'un ou l'autre de ces principes.
Bienvenue tant que le rapport de forces entre Réforme et Contre-Réforme reste indécis, la rhétorique de controverse théologique devient intempestive dès lors qu'est décidée, par les traités de Westphalie en 1648, la territorialisation des deux religions – cujus regio, ejus religio – qui mène à la révocation de l'édit de Nantes. Une religion unique, un État centralisé, un monarque absolu n'ignorent pas tout de la rhétorique, mais développent, contre le modèle sophistique et démocratique athénien, une néo-rhétorique autoritaire ou propagande, qui lie la persuasion à l'un plutôt qu'au multiple ; le culte de l'empereur à Rome en offre le premier exemple, dont s'inspirent tour à tour Louis XIV et Napoléon. C'est contre cette rhétorique absolutiste que luttent les philosophes des Lumières.
Au lendemain du désastre de Chéronée, Démosthène soutenait que, même s'il avait été évident depuis le début que la résistance à l'impérialisme macédonien était vouée à l'échec, seule cette ligne de conduite était digne de l'honneur d'Athènes. Rendant à la cité sa fierté dans la défaite, l'orateur jouait là un rôle capital : distinguer du succès la valeur et l'idéal de soi. Aux antipodes de ce modèle classique de légitimation des causes, même perdues d'avance, s'est manifesté de façon récurrente un usage technique du savoir rhétorique, réduit à la « troposchématologie ». Pour prouver que la Bible n'a rien à envier à la culture gréco-latine, Bède le Vénérable y relève force tropes et figures ; à la[...]
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Écrit par
- Françoise DOUAY-SOUBLIN : maître de conférences en linguistique française à l'université de Provence-Aix-Marseille-I
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